La vie est trop courte, et Musso est trop long

Rendons à Musso ce qui lui appartient : contrairement au nullissime Marc Lévy, qui m'avait vraiment exaspéré, Seras-tu là ? m'a seulement profondément ennuyé. C'est mieux, donc. Enfin, moins pire.

Ça commençait pourtant très mal puisque l'introduction montre une équipe de médecins humanitaires exfiltrés du Cambodge. Je me suis dit "ça y est, le cauchemar recommence, encore de l'humanitaire", sauf que, soulagement, c'est seulement un artifice de cadrage de l'intrigue. Et là, tenez vous bien, un mystérieux vieil homme cambodgien sorti de nulle part (tout ça est très pléonastique) donne au héros, Elliott, 60 ans, médecin, dix pilules magiques (ou cambodgiennes, c'est selon) lui permettant de réaliser son vœu le plus cher : remonter dans le temps pour revoir l'amour perdu de sa vie. Bon. Faisons-nous violence pour accepter le postulat du roman, la magie orientale, le voyage dans le temps, l'homéopathie, toutes ces joyeusetés. L'histoire est très banale : à 60 ans, Elliot a peur de la mort (il a un cancer) et veut solder ses comptes avec l'existence en corrigeant son plus grand regret, la mort de son grand amour, Ilena, 30 ans plus tôt, dont il se sent coupable. Ça a l'air simple quand je vous le résume mais il faut quand même 200 pages, c'est-à-dire la moitié du bouquin (j'ai emprunté la version poche, si vous voulez vérifier) pour en arriver là.

C'est très, très lent, à cause du problème principal du livre : Musso confond littérature et scénario de téléfilm. Il décrit tout, les décors, ce que les gens mangent, la météo (beaucoup de météo), comme s'il s'adressait à des producteurs de films et pas à des lecteurs. Il découpe son intrigue en deux lignes temporelles, là aussi on voit l'influence cinématographique, le Elliott de 60 ans en 2006 et celui de 30 ans en 1976. À chaque changement de point de vue on a le droit à "San Francisco, 1976. Elliot a 30 ans" en gras, pour bien fixer le décor, et au bout du 3ème on se dit qu'on avait à peu près retenu la différence d'âge et que ça devenait redondant de le repréciser ; mais passons. Le problème du dispositif, au-delà du fait qu'on n'y croie que modérément tant c'est gros, c'est que la télé et le cinéma ont tellement exploité le voyage dans le temps qu'on n'en n'a plus rien à faire. Il en a lui-même conscience puisqu'il écrit, dans un geste inter- ou architextuel : "De plus, c'était sans compter sur les nombreux paradoxes temporels qui faisaient le bonheur des films et des livres du genre" (p. 141). Mais rien à faire, hop, on y va joyeusement, on refait en moins bien ce qui a déjà été fait : le jeune Elliott cherche à communiquer avec le futur, et décide de se tatouer, ok, sauf que la fois d'après, pour une raison mystérieuse, Musso décide que le refaire n'est plus possible donc paf, 5 pages de plus pour trouver une nouvelle technique. À croire qu'il est payé à la ligne.

C'est dommage, parce que le sujet, au fond, est intéressant et vieux comme la littérature : la peur de la mort, ce n'est quand même pas rien. Mais tout est tellement appuyé, répété, explicité, qu'on en a marre très vite d'être pris pour des idiots. On ne lit pas un livre comme on regarde un téléfilm le dimanche après-midi, en s'endormant ou en digérant son poulet rôti, il n'y a pas besoin de répéter toutes les 10 pages qu'Elliott a peur de mourir.

Les erreurs de narrations ne sont malheureusement pas sauvées par l'écriture, certes pas indigente comme Marc Levy, enfin... Comme chez Robert Laffont, personne n'a dû relire (ou juste lire) le texte chez XO, ce qui expliquerait un abus de points de suspensions totalement injustifiés, des bulletins météo en permanence, une grossière erreur de changement de narrateur (p.262), et des phrases tout de même très très étranges, je vous en donne trois : "Ça lui faisait drôle de savoir qu'à quelques kilomètres seulement, juste un peu plus haut dans les montages de Ratanakiri, vivaient encore des tigres, des serpents et des éléphants..." (p.16 ; je sais bien qu'il est Américain mais c'est une remarque quand même tout à fait stupide), "le vieux Cambodgien qui lui avait donné le flacon était resté évasif sur les effets du médicament, même s'il lui avait solennellement recommandé de ne "jamais le détourner de son usage"" (p. 32 ; la notion d'usage est en contradiction totale avec celle de rester évasif), et ma préférée, "- Je voudrais votre avis pour un cas pédiatrique, docteur Cooper, annonça-t-il tout en le présentant à M. et Mme Romano, le couple qui l'accompagnait. [Description du couple] Ils ne sont pas là pour eux, mais pour leur fille Annabel" (p.60 ; si c'est un cas pédiatrique, on s'en doutait un peu...).

Mais surtout, deux points m'ont particulièrement agacé : les astérisques entre les paragraphes ne servent à rien, sinon signifier un changement de plan au cinéma. C'est donc inutile et superflu dans un roman ; encore une fois, c'est sympa de mâcher le travail au réalisateur, mais un livre est, dans ma conception peut-être dépassée et réactionnaire de la littérature, destiné à des lecteur-ices plutôt qu'à une adaptation immédiate ! Et les exergues au début de chaque chapitre sont à pleurer de ridicule : Aragon, Woody Allen, Einstein, Kundera... Personne n'ayant relu, personne n'a pu lui dire que la comparaison était cruelle. Le summum étant cette citation de Sénèque, page 398, dans le corps du texte :

""Ce n'est pas que nous disposons de peu de temps.

C'est surtout que nous en perdons beaucoup."

Sénèque"

À lire Musso, oui, assurément.

antoinegrivel
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Créée

le 16 déc. 2023

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Antoine Grivel

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