Siva
7.4
Siva

livre de Philip K. Dick ()

Au bout du labyrinthe, la transcendance ordinaire

What do you want a meaning for? Life is a desire, not a meaning. Desire is the theme of all life.
Charlie Chaplin, Les Feux de la rampe

C’est en toute conscience que le narrateur Philip Dick (que j’appellerai simplement Dick dans la suite de cette note, à distinguer de l’auteur Philip K. Dick) s’invente un double en la personne d’Horselover Fat. Une fois n’est pas coutume, le dédoublement de personnalité n’est pas la conséquence d’une défaillance psychique, mais un moyen consciemment mis en œuvre par le narrateur afin de parvenir à l’objectivité dans son analyse des troubles mentaux survenus en lui suite au suicide d’une de ses amies, Gloria : « Horselover Fat, c’est moi, et j’écris tout ceci à la troisième personne pour acquérir une indispensable objectivité. » [p. 15] En effet, comme il est rappelé bien plus loin dans le roman (qui, on l’aura compris, est en partie autobiographique et représente pour l’auteur une plongée à peine camouflée dans sa propre psyché, le narrateur se posant, en une mise en abyme, comme double de l’auteur) : « Chose étonnante, quand quelqu’un d’autre débite les absurdités auxquelles on croit, on se rend facilement compte de leur côté absurde. » [p. 255] Ainsi donc, dès le commencement se met en place la figure du double, qui ne cessera par la suite de se complexifier par ramification, comme la graine de moutarde dont il est plusieurs fois question (cf. Matthieu, 13, 31-32). Horselover Fat fera lui-même de l’univers son double, affirmant : « L’information changeante que nous percevons comme le monde est un récit en cours de narration. Le récit de la mort d’une femme. » [p. 47, c’est le narrateur qui souligne] Cette déclaration est également, qu’on me passe ce vocable cinématographique, une rupture du quatrième mur, Fat s’affirmant personnage d’un récit, ce qui contribue à entremêler différents niveaux de réalité, de manière « à nous tenir perpétuellement dans le brouillard » [p. 15], qu’on ne sache plus si ce qu’on lit est biographie ou fiction ni qui est le double de qui et ce que cela signifie – et sans pour autant qu’on se sente perdu, le maître de la narration qu’est Philip K. Dick prenant soin de nous mener où bon lui semble sans qu’on se rende même compte du tour qu’il nous joue.


Or, cette situation initiale vient tôt se troubler davantage. Que se passe-t-il quand le narrateur, pourtant averti du dédoublement opéré par lui-même en premier lieu, perd la tête ? Quand le dédoublement littéraire, opéré volontairement pour éviter l’écueil de la subjectivité, inévitable dans une introspection, vire à la psychose et que Dick, dans sa schizophrénie, envisage comme réel le double qu’il s’est artificiellement créé ? C’était un jeu dangereux dès le départ ; car en un sens, il fallait que le narrateur considérât son autre comme doué d’une existence propre, s’il voulait atteindre à une objectivité qui ne fût pas factice, tout comme les êtres humains, créateurs de l’univers (double de Fat, on s’en souvient) ont dû, pour faire partie du monde qu’ils avaient créé et non le regarder de l’extérieur, oublier qu’ils en étaient les créateurs, se soumettre volontairement à « une perte de mémoire… une perte de la connaissance de nos vraies origines » [p. 227], ce qui implique nécessairement la conséquence suivante : « rendre la victoire à notre serviteur, au labyrinthe que nous avions construit » [ibid.] et dont ils ne peuvent plus s’échapper. Ainsi du double Horselover Fat, censé servir à Dick à se mieux comprendre mais qui finit par prendre le pas sur son créateur, sa maladie mentale persuadant celui-ci à se laisser entraîner dans le dédale de sa folie, en quête d’un Salut dont il s’éloigne à mesure qu’il croit s’en approcher en complexifiant sa pensée, puisque la salvation consisterait précisément à renoncer à s’enfoncer toujours plus loin dans la pensée délirante : « Salut est un mot qui signifie ‟être guidé hors du labyrinthe spatio-temporel, où le serviteur est devenu le maître”. » [p. 229]

C’est pourquoi Sophia, le Sauveur, quand Fat et Dick parviennent enfin à le rencontrer, annihile purement et simplement Fat pour purifier Dick, de la même façon qu’elle a fait chuter le tyran Nixon quelques années auparavant pour purifier le monde. Et de même que la purification de ce monde labyrinthique permettra à ceux qui l’ont fabriqué et s’y sont laissés piéger de se souvenir qu’ils en sont les créateurs, étant entendu qu’une fois échappé du labyrinthe, l’homme est « l’homme tel qu’il est vraiment, dans son véritable état » [p. 228], de même la purification de Dick a été fait dans un seul but : « Pour vous compléter » [p. 232], dit Sophia à l’intéressé. Alors il ne saurait plus être question pour lui de prétexter la folie pour se défiler, car il n’est plus divisé, mais redevenu lui-même, un homme complet. Il lui faut accepter de se départir de son malheur, de renoncer au désespoir auquel il s’accrochait sans se l’avouer : « À moins que votre passé ne périsse, vous êtes perdu […] Votre avenir ne doit pas être le même que votre passé. L’avenir doit toujours être différent du passé. » [p. 232] Ce changement commence par la résolution de renoncer au « rétablissement de tout ce que nous avons perdu » [p. 214], qu’avec ses amis il s’était promis, c’est-à-dire renoncer à ressusciter ses deux amies, Gloria et Sherri, toutes deux mortes alors qu’il s’était juré de les sauver. Et il n’aura d’autre choix à l’avenir que de renoncer au rôle de sauveur qu’il s’était attribué. Comme le prince Mychkine en effet, il croyait pouvoir guérir les malades : « […] son énergie et son enthousiasme étaient désormais entièrement canalisés dans le sauvetage des gens. » [p. 101] Or, n’étant pas plus que Mychkine le Christ, ça ne pouvait qu’échouer. Le protagoniste de L’Idiot a risqué sa vie et sa santé mentale, Dick a frôlé la mort et s’est enfoncé dans la folie, en venant à confondre les contraires : pour lui, l’élan vital valait la mort : « Thanatos peut adopter toutes les formes qu’il souhaite ; il peut tuer Éros, la force vitale, et le mimer ensuite. » [p. 154] En s’appliquant à sauver des cas désespérés, il était entraîné dans leur inéluctable chute : « Fat avait décidé de se lier à l’Antéchrist. Et pour le plus noble des mobiles : par amour, par reconnaissance, par désir d’aider son amie. / Exactement ce dont les puissances infernales se repaissent : les meilleurs instincts de l’homme. » [p. 92] Alors il pouvait, pour chercher un sens à son malheur, s’enfoncer dans le gnosticisme dont le propre est de rendre difficile ce qui est simple, peaufinant le labyrinthe inextricable de son intellect, transformant le monde en un tissu de symboles renvoyant à d’autres symboles infiniment que, élu choisi de la divinité, il lui revenait de déchiffrer, et ce jusqu’à avoir « perdu tout contact avec la réalité » [p. 125].


Or donc, une fois Fat réduit à néant, Sophia peut à son tour s’autodétruire, afin que ne soit pas seulement écouté, mais s’enracine et croisse son message que « le vrai dieu, le dieu vivant est l’homme lui-même » [p. 241]. Disparaître est la seule façon qu’elle trouve de n’être pas adorée comme un Sauveur extérieur aux hommes ; ainsi s’accomplit sa promesse : « Je serai désormais en chacun d’entre vous. » [p. 242] Et bien que le double illuminé de Dick, Fat, qu’on croyait à jamais disparu, revienne suite à la mort de Sophia, Dick se remettant à douter et sombrant à nouveau, semble-t-il, dans la psychose, il ne faut pas y voir autre chose que l’accomplissement d’une autre prophétie de Sophia : « Le mal ne meurt pas de lui-même, car il s’imagine parler au nom de Dieu. […] Le joug de l’oppression a été ôté il y a quatre ans [1974 : chute de Nixon], mais va revenir quelque temps. » De même que le monde, malgré la chute d’un tyran, n’est pas encore tout à fait sauvé, de même Dick est encore en proie à ses démons ; pour autant, petit à petit, puisque Sophia demeure en lui comme elle demeure en le monde, il se détache de Fat ; tout en croyant à son existence réelle, il le laisse partir à l’autre bout du monde chercher la nouvelle incarnation d’un hypothétique Sauveur. Dick est détaché de ce double dément et devient un témoin, dépositaire qu’il est (comme c’est le rôle de tout homme) de la sagesse divine, qui le relie à l’éternel, comme le lui avait promis Sophia : « Ne craignez pas, parlez et la sagesse vous guidera. Laissez la peur vous imposer le silence et la sagesse vous quittera. Mais vous n’éprouverez aucune peur car la sagesse est en vous, elle et vous ne faites qu’un. » [p. 242] Alors, lié de la sorte à l’éternité, il abolit le temps ; voilà résolue l’énigme de ces premiers chrétiens que lui montraient les visions de Fat : détenteur de la parole de Dieu, il ne fait qu’un avec les chrétiens des premiers temps, car le temps lui-même est remplacé par l’éternité. Ainsi s’opère la communion des saints.


Aussi ses rêves visionnaires, loin des grandes révélations de Fat, prennent-ils une tournure quelque peu désarmante. Car dans l’un d’eux, voici ce qui lui est annoncé : « Pour aller vers l’aube, / Tu dois mettre tes pantoufles. » [p. 259] Acceptant que son double parte au loin effectuer ses recherches farfelues et obsessionnelles, il apprend à aimer sa vie : « Je suis sensible à la bonté humaine, depuis quelque temps. » [p. 277] Il guette les signes indiquant de petits miracles quotidiens et qu’il faut déjà avoir la foi pour voir. Car si la foi, par définition, « porte sur des choses impossibles à prouver » [p. 273], il faut donc d’abord choisir la foi pour voir des signes là où, sans elle, on n’aperçoit que des coïncidences, tant il est vrai que « les symboles du divin apparaissent d’abord dans notre monde au niveau du trivial » [p. 277], choisir la foi sans raison pour avoir aussi l’espérance et la charité, qui après tout valent mieux qu’aucune raison. Laissant à Fat, parti explorer le monde, le rôle du prophète, il préfère reprendre humblement goût à la vie, la désirant de nouveau, redevenu felix : heureux mais surtout fécond, prêt à se réjouir et croître et multiplier. Il veille dans la foi quotidienne (cf. Marc, 13, 33-37) : « Je restais là à attendre, à guetter ; je me tenais éveillé, comme on m’avait dit de le faire au début, longtemps auparavant. Je restais fidèle à ma mission. » [p. 278]


  • La Trilogie divine, 2013, éditions Denoël, collection « lunes d’encre », traduction de Robert Louit (1981) révisée par Gilles Goullet (2013)

(Critique rédigée après avoir lu le livre de Dick, les 15 et 16 avril 2020.)

SugarBoy
8
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le 17 mai 2022

Critique lue 266 fois

Gaspard Rivron

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