"Un pont sur la brume" est une novella (encore!) parue en 2011, écrite par Kij Johnson. On peut volontiers y accoler le genre de la fantasy, puisqu'on y est, en gardant cependant en tête que l'entreprise est bien vaine. C'est un monde imaginaire, avec des créatures imaginaires hantant une brume imaginaire: mais pourquoi alors nos sentiments terrestres sont si peu épargnés?
Kit Meinem d'Atyar est un architecte de l'Empire, héritier d'une longue dynastie familial de bâtisseurs, et se voit offert l'ouvrage de sa vie: un pont qui traverserait la brume et enfin suturerait ce royaume scindé depuis la nuit des temps. Mais le fleuve de brume n'est pas anecdotique: dotée de propriétés physico-chimiques incompréhensibles, la brume renferme en son sein des créatures étranges et parfois dangereuses. Des poissons de cinq mètres? Oui. Des géants cruels attirés par les bruits sourds? Oui. En a-t-on déjà vu?
Rasali Bac de Loinville exerce le métier de Passeur, maniant la rame sur des volutes de brume par temps clair. Son métier est dangereux puisque nombreux sont les Bac à s'être perdu dans ce fleuve acide et impardonnable. Mais cette brume est en quelque sorte sa raison d'être, ou tout du moins lui permet la traversée. Entreprise dangereuse s'il en est, mais amenée à disparaitre après la création d'un pont?
Nos deux âmes bien esseulées vont se rencontrer et se perdre, encore et encore, au fur et à mesure que le pont se dresse entre Procheville et Loinville, enjambant la brume.
Bien sûr, la brume est omniprésente et évidemment, elle est dangereuse. Mais notre "aventure" ne réside pas là, tant cette novella vogue avec douceur sur les sentiments humains. Il n'est pas question ici de savoir qui sont ces géants, où ce qui se cache sous la brume, mais plutôt de comprendre quelle pierre suffira à porter le tablier du pont ou pourquoi les muscles de Rasali se bandant au-dessus du bateau rappelle à Kit sa propre solitude.
Car le pont est un lien, entre deux terres, entre deux personnes. Et c'est bien tout le sujet du livre: faire lien entre des personnes. "Etre plus de gens"... Cela m'a rappelé la philosophie d'"Elle est pas belle, la vie?" de Vonnegut.
Pour apprécier ce court texte, il va falloir, si vous le voulez bien, accepter une attitude contemplative. Malgré tout le contexte, "Un Pont sur la brume" est parfaitement plat. Rien de péjoratif là-dedans, mais il s'agit plus ici de se laisser par des sentiments ambivalents et se laisser ballotter par le cours d'eau... L'ambivalence des sentiments, c'est probablement ici que nait la nostalgie autant citée dans les autres critiques. La nostalgie, vraiment? Je n'en suis pas certain: on est ici dans le doux-amer, le "sucre de pastèque" de Brautigan, les sentiments pastels... C'est l'apanage de la nostalgie, mais c'est finalement une construction de la vie dès lors qu'on prend un peu de recul sur l'explosion des instants.
"Un pont sur la brume" est donc un court texte étonnamment beau. Doux. Si vous êtes à la recherche d'un gros bouquin de fantasy où l'on décapite de l'uruk-hai, vous vous êtes bel et bien trompé de chemin. Si vous êtes à la recherche du grand secret derrière la brume, même chose. Si en revanche, vous souhaitez enchanter la fin d'après-midi à l'ombre de votre arbre préféré et oublier ce qui vous tracasse tant, ouvrez donc ce petit livre.