Depuis le succès mondial du livre Le Capital au XXIe siècle paru en 2013, Thomas Piketty est devenu l’un des chercheurs les plus suivis sur les questions économiques et politiques, en France comme dans le monde. Une soudaine notoriété qui permis à notre économiste d’écrire différents essais pour présenter ses idées, mais qui ne lui a pas fait délaisser son travail de recherche car il a aussi réalisé de nouvelles études toutes aussi ambitieuses que celle du « Capital ». Ainsi en 2019 Capital et idéologie est venu compléter son précédent ouvrage tandis qu’en 2023 paraît « Une histoire du conflit politique, Elections et inégalités sociales en France, 1789-2022 », coécrit avec l’économiste Julia Cagé.


La première impression donnée par cet ouvrage de 850 pages, 47 cartes et 273 graphiques, est celle d’une somme ayant bénéficiée d’importants moyens, et effectivement l’introduction nous apprend qu’« Une histoire du conflit politique » a été réalisé à partir d’une compilation massive de données et la mobilisation de dizaines de chercheurs. Ce travail de numérisations d’archives inédites est d’autant plus à saluer que toutes ces informations sont rendues librement accessibles sur le site unehistoireduconflitpolitique.fr.


L’ampleur de cette étude nécessiterait une véritable récension pour en explorer les principales caractéristiques, mais dans cette courte critique je m’attarderais seulement sur trois points qui compromettent son ambition descriptive : ses défauts méthodologiques proprement dits, ses limites vis-à-vis des conclusions d’un autre grand analyste politique actuel, Jérôme Fourquet, et enfin une volonté programmatique qui met en doute son objectivité. Pour aller plus loin sur la question des problèmes posés par cette étude, je vous encourage à lire ces divers comptes rendus critiques disponibles sur le net :


laviedesidees.fr - Deux siècles d’alternance - Michel Offerlé

telos-eu.com - Julia Cagé et Thomas Piketty ou la science politique à l’estomac - Alain Bergounioux, Gérard Grunberg

journals.openedition.org - Compte rendu - Gilles Van Hamme

metropolitiques.eu - Une histoire du conflit politique sans géographie - Frédéric Gilli

alternatives-economiques.fr - Cagé et Piketty ne nous aveuglent-ils pas ? - Christophe Ramaux

aoc.media - Une autre histoire du conflit politique - Florent Gougou

shs.cairn.info - Portée et limites des big data - Patrick Lehingue

nouvelobs.com - Tribune - Nicolas Roussellier

legrandcontinent.eu - Pourquoi vote-t-on ? - François Hublet, Antoine Levy, Baptiste Roger-Lacan


Venons-en au sujet du livre lui-même.


« Une histoire du conflit politique » est une étude de sociologie historique concernant les résultats électoraux des deux derniers siècles en France. En quelques mots, Cagé et Piketty cherchent à savoir « Qui vote pour qui et pourquoi » en analysant les différentes élections à partir des indicateurs sociaux et géographiques considérés comme les plus impactant. On le voit, le titre de l’ouvrage caractérise assez mal son contenu et le lecteur croyant y trouver une synthèse événementielle sera assez surpris en découvrant une vaste enquête incluant une multitude de chiffres et graphiques.


Les généralisations abusives : à l’origine d’une méthodologie perfectible


Le principal problème auquel sont confrontés Cagé et Piketty est l’établissement de critères d’analyses suffisamment cohérents pour permettre un travail comparatif sur une période de deux siècles célèbre pour avoir été traversée par de multiples bouleversements sociologiques et politiques. Cagé et Piketty souhaitent notamment pouvoir circonscrire des classes « géo-sociales » aptes à expliquer l’évolution du vote envers les courants politiques majeurs. Or les principaux indicateurs retenus par les auteurs s’avèrent des plus perméables à la critique.


Premier de ces indicateurs, les catégories politiques retenues se limitent à trois : « Gauches », « Centres » et « Droites ». Or une telle schématisation représente mal la réalité historique des partis français depuis la révolution de 1789. Car quels partis placer à gauche, au centre, à droite ? Pourquoi ne pas avoir retenu les catégories classiques d’extrême-gauche et d’extrême-droite ? Les auteurs répondent à cette seconde question en indiquant qu’aucun parti politique n’accepte ces désignations, ce qui un argument des plus faibles car mélangeant le travail catégoriel des chercheurs avec l’intérêt pragmatique des politiques.


La première question est répondue p.345 sq. mais le tableau 8.1 des "Courants politiques et systèmes partisans, 1789-2022 » qui en résulte ne manque pas d'étonner. Peut-on placer dans la même catégorie « Gauches » des jacobins, radicaux, communistes, sociaux-démocrates et écologistes ? Peut-on placer dans la même catégorie « Droites » des monarchistes, bonapartistes, gaullistes, libéraux, nationalistes ? Sans parler de la catégorie « Centres » encore plus nébuleuse.


Evidemment un tel tableau ferait pâlir n’importe quel chercheur en sciences politiques. Mélanger ensemble des partis aux idées économiques, sociales ou constitutionnelles opposées, en négligeant de plus l’évolution idéologique propre à chacun, revient à simplifier drastiquement une réalité historique en apposant rétrospectivement sur deux siècles certaines des catégories politiques françaises usuelles du XXIe siècle.


Second indicateur d’importance, la géographie est principalement représentée par une division des communes en quatre catégories selon leur population : les villages de moins de 2000 habitants, les bourgs entre 2000 et 100 000, les banlieues (communes secondaires des métropoles) et les métropoles proprement dites de plus de 100 000 habitants. Les deux premières catégories délimitent la ruralité, les deux dernières l’urbanité.


Les problèmes posés par ces catégories sont nombreux notamment vis-à-vis des définitions officielles. Les principaux organismes définissant les villes ainsi que les zones rurales et urbaines sont l’INSEE et la SGF (Statistique générale de la France). Leurs méthodologies ont évoluées mais on peut résumer celle de l'INSEE en présentant deux grilles, ancienne et nouvelle. L'ancienne grille déclare urbaine une ville caractérisée par le regroupement de plus de 2 000 habitants dans un espace présentant une certaine continuité du bâti (pas de coupure de plus de 200 mètres entre deux habitations). Depuis 2021 l’INSEE utilise une grille communale de densité classant les villes en fonction du nombre d’habitants et de la répartition de ces habitants sur leur territoire.


Qu’en est-il de la méthodologie choisie par Cagé et Piketty ? Elle se révèle originale et sujette à caution à plus d’un titre. Si la catégorie « village » correspond officiellement au rural de l’ancienne grille de lecture de l’INSEE, les résultats présentés différent fortement : par exemple en 1850 Cagé et Piketty décrivent une population française villageoise à 47% tandis que l’INSEE et la SGF l’établissent à 75%. Difficile de trouver une explication à un écart aussi considérable étant donné l’usage de la même définition. Plus étonnant : en additionnant les catégories villages et bourgs conformément à la définition du rural chez Cagé et Piketty, on atteint une population rurale de 87% en 1850... un chiffre plus proche des 75% officiels tout en comprenant des villes allant jusqu'à 100 000 habitants ! Second exemple : pour nos auteurs en 2022 la France serait en majorité rurale à 53% (villages 19% + bourgs 34%) alors que pour l’INSEE la population rurale serait de 25% selon l’ancienne grille ou de 33% avec la nouvelle grille.


La catégorie « Bourg » s’avère une proposition particulièrement étonnante car quel liens sociaux-économiques peuvent avoir en commun des villes de 2000 ou de 100 000 habitants ? D’autant plus lorsqu’on y ajoute l’évolution démographique de la population française : en 1789, une cité de 20 000 habitants était considérée comme importante alors qu’aujourd’hui cela caractérise une petite ville. Absentes des grilles de lecture de l’INSEE et la SGF, ce concept élastique de bourg qui semble un simple intermédiaire entre village et métropole a pour principal effet de gonfler artificiellement les populations rurales de l'étude.


Les catégories de banlieues et de métropoles n’atteignent pas le niveau de confusion de celui de bourg, heureusement, même si des critiques sont possibles sur les résultats obtenus ainsi que sur l’usage anachroniques de ces termes quant aux situations anciennes.


Cagé et Piketty ont recours à bien d’autres variables comme le revenu des communes, la composition sociale (catégories socioprofessionnelles, origine démographique...), le niveau d’éducation, le capital immobilier ou la religion, mais leur discussion particulière dépasserait le cadre de cette critique. L’information à retenir ici est que deux des principaux indicateurs utilisés par nos auteurs, catégories politiques et délimitation du rural et de l’urbain, ne présentent pas les critères de rigueur d'une véritable étude scientifique.


Dès lors que les bases sont atteintes, c’est l’ensemble de l’édifice qui est suspect. Si l’étude de Cagé et Piketty peut paraître intimidante par la masse impressionnante d’informations présentées, il convient de faire preuve d’esprit critique notamment à l’encontre des centaines de graphiques mis en avant qui nécessitent d’être analysés un par un. Pour éviter de tomber dans les biais les plus courants, je conseille la lecture de livres comme Statistiques : Méfiez-vous ! de Nicolas Gauvrit.


Contre Fourquet : des variables polémiques dévaluées… a tort ou à raison ?


La comparaison avec les recherches statistiques réalisées par Jérôme Fourquet, autre grand politologue du moment, montre une véritable opposition tant sur l’usage que sur la lecture donnée de certains indicateurs. Jérôme Fouquet doit sans doute beaucoup de sa réussite éditoriale comme médiatique à sa considération apportée à des thématiques polémiques : insécurité, religion, immigration, culture, identité… Dans la conclusion de son récent livre La France d’après, il juge important l’examen de ces variables dans la compréhension du comportement des votes : « Désormais les facteurs économiques qui structurent le territoire sont les activités touristiques, mais également le degré de connexion aux flux économiques mondiaux. […] Mais l’environnement de proximité n’est pas seulement déterminé par ces paramètres économiques. Comme nous avons tenté de le montrer, des faits sociaux comme le niveau d’insécurité, le poids des populations issues de l’immigration, ou bien encore la présence ou l’absence de services publiques ou de médecins participent grandement à la fabrication des climats d’opinions locaux influents in fine également sur les comportements électoraux. » (p. 670 du livre de poche).


Cagé et Piketty étudient aussi l’effet des variables sécuritaires, migratoires ou identitaires sur les votes mais les résultats qu’ils obtiennent les déclarent secondaires en comparaison des facteurs géographiques, économiques et sociaux classiques (profession, éducation, revenus…), et au final s'attardent assez peu sur ses sujets. Pour expliquer ce contraste entre les conclusions de Fourquet et Cagé-Piketty, on peut y voir en partie l’effet de l’imprécision des données disponibles mais aussi une divergence de position sur leur capacité explicative.


Par exemple sur la question de l’immigration, Cagé et Piketty utilisent principalement les statistiques officielles qui les amènent aux chiffres de 7,4% d’étrangers, 4,6% de naturalisés et au total 10,4% d’immigrés en France en 2022 (total de 2 point inférieur à l'addition des chiffres précédents en raison de la prise en compte des étrangers et naturalisés nés en France). Fourquet à quant à lui recours à des sources moins orthodoxes telle l'analyse anthroponymique des prénoms : ainsi 21,1% des garçons nés en 2021 porteraient des prénoms arabo-musulmans. Du point de vue du comportement des votes, on peut se demander si les chiffres légaux utilisés par Cagé-Piketty sont aussi utiles que les chiffres de Fourquet, certes moins précis et indirects mais qui catégorise des populations selon un critère de visibilité qui est aussi celui de nombreux votants, c’est-à-dire la manière dont ils perçoivent leur environnement et son évolution.


Même problème sur le thème de l’insécurité, les statistiques présentant tant de variances méthodologiques avec le temps qu’un comparatif historique, même sur le terme de quelques décennies, s’avère difficile : Cagé-Piketty se contentent de présenter les chiffres des infractions de trois années récentes, 2016-2017, 2018-2019 et 2020-2021 p.224. Fourquet avance des statistiques plus diversifiées mais qui dépassent rarement le cadre des années 2000.


Le livre de Fourquet n'est pas exempt de tout reproches, loin de là, mais ce n'est pas le sujet de ce billet. Les lecteurs intéressés pourront lire par exemple cette excellente lecture critique en deux parties par Jean Rivière : Partie 1 - Partie 2.


Trop politisé pour être honnête ?


Un aspect important de cette « Histoire du conflit politique » est l’omniprésence d’une volonté programmatique : en plus d’une description du réel, Cagé et Piketty souhaitent aussi dégager les meilleures perspectives de réalisation d’une majorité politique de gauche. Cette ambition est exposée régulièrement au cours de l’ouvrage et ne se limite pas aux seules conclusions. On peut dès lors légitiment se demander si cette volonté sous-jacente n’a pas eu d’effet sur l’objectivité de l’étude, notamment quand on constate comme ci-dessus l’amplification du pourcentage de la population rurale ou la relégation comme secondaires des catégories identitaires vis-à-vis des catégories géographiques, sociales et économiques. C’est pourquoi il est utile de présenter les thèses principales du livre, données en conclusion mais qui furent peut-être préconçues au départ. Les connaitre avant lecture permet de repérer plus facilement les distorsions ultérieures des données :


« Le principal résultat de notre recherche est sans doute le suivant : la classe sociale n’a jamais été aussi importante qu’aujourd’hui pour comprendre les comportements de vote. Il s’agit selon nous d’une conclusion optimiste, au sens où les conflits politiques et électoraux sont déchiffrables et admettent des solutions socio-économiques. Pour le dire autrement, nous nous inscrivons en faux contre l’idée selon laquelle les conflits politiques du temps présent seraient devenus illisibles, dominés par l’épuisement démocratique, les affrontement identitaires et communautaires, une perte de confiance généralisée, ou encore le règle de la postvérité. Le conflit politique n’oppose pas le camp de la raison à celui de la déraison : aujourd’hui comme hier, il oppose des intérêts et des aspirations socio-économiques contradictoires. »


« Le vote pour le bloc libéral central croît massivement avec le niveau de richesse de la commune […] A l’inverse, le bloc de gauche rassemble le vote populaire des métropoles et des banlieues, et le bloc de droite le vote populaire des bourgs et des villages […] la question des origines étrangères joue à l’inverse un rôle secondaire […] Pour finir c’est bien la classe sociale qui détermine le vote, à condition toutefois d’envisager cette dernière dans une perspective multidimensionnelle. En particulier, la classe sociale est toujours une classe géo-sociale : elle ne se mesure pas seulement par la relation à la richesse, mais également par une insertion particulière dans le tissu territorial et productif. »


« Pour résumer, la bipolarisation gauche/droite centrée sur le clivage social est une construction […] qui a permis au cours du XXe siècle d’organiser efficacement la confrontation électorale et de structurer un mouvement sans précédent vers une plus grande égalité sociale et une plus forte prospérité économique. La tripartition peut au contraire se lire comme une forme de rente permettant à un bloc opportuniste de se maintenir au pouvoir à moindre risque tout en arrêtant le mouvement vers l’égalité sociale au point où son égoïsme s’est fixé. »


« Il s’agit de notre seconde conclusion essentielle : si elle se renouvelle suffisamment vite dans son contenu programmatique, alors la bipolarisation gauche/droite à l’immense mérite de permette la mise en place d’alternances démocratiques à répétition et de nourrir une dialectique politique motrice et féconde, là où la tripartition favorise au contraire le maintien au pouvoir d’un centre aux certitudes électorales telles qu’il semble manquer d’une force démocratique. Là aussi, les leçons de l’analyse historique conduisent à un optimisme raisonné : la tripartition est structurellement instable et n’est pas appelée à perdurer sous sa forme actuelle : la réapparition de la bipolarisation sous une forme renouvelée pourrait survenir plus rapidement qu’on ne l’imagine parfois. »


Autre thèse majeure p. 346 :


« Nous défendrons l’idée que ces variations déterminent pour une large part la tendance du système électoral à s’orienter vers la bipartition ou la tripartition. En un mot, quand le clivage lié à la richesse l’emporte sur le clivage rural/urbain, alors les territoires les plus populaires du monde rural et du monde urbain se rapprochent politiquement et tendent à voter ensemble en faveur du bloc de gauche, si bien que le système s’oriente vers la bipolarisation gauche/droite. Cela correspond grosso modo à la période 1910-1992. À l’inverse, quand le clivage rural/urbain est plus fort que celui lié à la richesse, alors le système se dirige vers la tripartition, avec un bloc central jouant un rôle autonome essentiel et souvent dominant entre les deux blocs irréconciliables de gauche et de droite. »


Un colosse aux pieds d’argile


Au-delà des lacunes et limites présentées, cette « histoire du conflit politique » reste un ouvrage bien plus stimulant intellectuellement que d’autres du même domaine parus ces dernières années. La grande diversité des sujets étudiés confère un caractère anarchique unique à cette somme dans laquelle se trouvent autant de renseignements utiles et d’idées intéressantes que de données faussées et de parti-pris politiques.


L’étude de Cagé-Piketty a d’abord une valeur prospective. Par son formidable effort de collecte de données, par son ambition démesurée d’expliquer deux siècles de comportements électoraux, « Une histoire du conflit politique » fera date dans sa spécialité. L'inévitable comparaison avec Fourquet montre un désaccord intellectuel quasi-complet : non seulement par leur différence de champ d'étude, de méthodes et de résultats, mais aussi de style, plus modeste et pragmatique chez Fourquet, plus catégorique et systématique chez Cagé-Piketty. Au delà des désaccords, reconnaissons à ces chercheurs le mérite de faire progresser une discipline encore jeune et sujette à toutes les partialitées.


Cigarillo
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le 9 févr. 2025

Modifiée

le 15 févr. 2025

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