Victus
7.9
Victus

livre de Albert Sánchez Piñol (2012)

Nous sommes au tout début du XVIIIe siècle, Louis XIV règne en France, Charles II en Espagne, et Marti Zuviria règne en maître des écervelés à l’Ecole des Carmes de Barcelone. C’est d’ailleurs grâce à son incroyable talent dans l’invention et la réalisation de frasques rocambolesques qu’il se fait jeter hors de l’école, et se retrouve envoyé en France pour y devenir rien moins que l’élève du grand maître Vauban, ingénieur militaire de génie.


Et c’est à travers l’épopée de celui que l’on appelle Zuvi Longues-Jambes que l’on découvrira l’histoire de la succession au trône d’Espagne suite à la mort du roi Charles II, et la guerre qu’elle causa pendant près de 15 ans. Rien que pour la partie historique, le roman est passionnant, j’y ai découvert un part de l’Histoire dont je n’avais jamais entendu parler et une guerre que je ne connaissais pas. Au cas ou certains seraient passés à côté, c’est maintenant évident, je ne suis pas érudite dans le domaine de l’Histoire. D’où ma demande concernant les romans historiques…


Pour l’Histoire donc, je laisse la liberté à chacun de découvrir à travers ce roman (ou par tout autre moyen) les rebondissements de la guerre de succession espagnole. Parce qu’au delà de l’aspect historique, il y a le génie de la plume de Piñol, un auteur que j’ai découvert avec ce roman, et que je classe directement parmi les grands écrivains contemporains. Il a en effet su mêler l’épopée, le burlesque, le picaresque, l’aventure, l’Histoire, la critique et même parfois la poésie dans cet épais volume en trois parties (Veni, Vedi, Victus). Sans jamais la moindre lourdeur, sans même un petit début d’ennui.


Pour réussir à tenir le lecteur en haleine, Piñol place le récit entre les mains de son personnage principal Zuvi (ou Marti pour les intimes) qui, près de quatre-vingt ans après les faits, n’a rien perdu de son sens de la répartie et de son mauvais caractère. Il dicte ses mémoires à une vieille allemande aussi grosse que laide (sa chère et repoussante Waltraud), dont il dépend pour survivre, ce qui donne lieu à des épisodes hilarants de mauvaise foi.


Le style est léger et très spontané, ce qui n’empêche pas la présence de dates historiques marquantes et d’informations techniques sur le domaine de la poliorcétique (ou art du siège pour les non initiés). Cet art inventé par Vauban qui (dans le roman) meurt avant d’avoir pu voir son dernier élève répondre à l’ultime question qu’il lui posera. “Non, non et non ! Allez à l’essentiel, le temps nous est compté. Il vous suffirait de mentionner un mot, un seul qui résume la défense parfaite.” finira t-il par dire à son aspirant avant de le congédier pour rendre son dernier souffle.


C’est sur cet échec que commence la carrière d’ingénieur de Zuvi, qui n’aura de cesse de découvrir Le Mot. Et c’est guidé par la recherche de ce Mot unique et précieux qu’il croisera la route des plus nobles acteurs de cette guerre, se retrouvera dans le lit de certains, pendu au bout d’une corde, ou affamé derrière des fortifications branlantes. Il participera à la destruction des défenses de Tortosa au service des Bourbons, se retrouvera nez à nez avec des miquelets sans honneur, soutiendra le siège de Barcelone pour les Habsbourg, se rendra compte que les miquelets ont plus d’honneur que les généraux des deux armées, et finira par défendre une Barcelone étouffée et perdue par amour pour une femme, une ville, un peuple.


L’incroyable réussite de ce roman, c’est de laisser parler un homme imparfait, héros à ses heures mais prêt à fuir le danger à la moindre occasion, amoureux maudissant l’amour et ses conséquences, et surtout homme à la langue bien pendue. Son talent principal étant de cracher sur les grands en présentant leur face la plus vile, vénale, ou autoritaire. Exit la noblesse et l’honneur, ici gentilshommes de même que les rois sont des êtres relativement méprisables, sans morale ni parole, peureux, lâches, infidèles, menteurs…


Un beau tableau qui nous donne une vision assez claire d’une guerre européenne au XVIIIe siècle, dont les enjeux de pouvoir changeaient l’avenir d’un pays et d’un peuple entier (ah ben comme aujourd’hui en fait…). Et c’est justement de ce peuple dont Zuvi parle le plus. Contrairement aux récits de guerre qui mettent en scène nobles, souverains et héritiers au trône, Victus met en scène les populations civiles, plus touchées et concernées par les décisions des généraux et les dénouements des batailles.


Piñol nous montre que l’héroïsme n’est pas toujours ou on l’imagine. Il permet aux acteurs inconnus, petites gens du peuple, de faire partie de l’Histoire, dont il sont souvent effacés au profit des dirigeants et tacticiens. Il redonne ainsi leurs lettres de noblesse à ces héros oubliés, à travers les yeux de son personnage qui raconte la guerre sans le vernis grandiose habituel.


Et c’est ce personnage, son impertinence et son absence totale de respect pour la classe dirigeante qui font merveille dans ce roman. Les situations les plus dramatiques sont racontées avec humour, et les sentiments humains sont décortiqués, maltraités et parfois totalement ridiculisés. L’amour n’est même pas épargné, Zuvi ira jusqu’à dire que L’amour, c’est de la merde. Et pourtant, au fond, Zuvi est un tendre au grand cœur…


Que vous-même soyez amoureux d’Histoire ou non, expert de la guerre de succession espagnole ou non, amateur de roman historique ou non, foncez sur ce roman qui dynamite le genre, offre un tableau magnifiquement réaliste des sentiments humain, et donne une vision crue et honnête d’une guerre d’intérêts et de pouvoir qui, comme toutes les guerres, n’a pas épargné les innocents, mais les a sans conteste oubliés.


À lire aussi, avec plein d'autres, sur : http://www.demain-les-gobelins.com/victus-albert-sanchez-pinol/

GobelinDuMatin
9
Écrit par

Créée

le 19 janv. 2017

Critique lue 264 fois

1 j'aime

GobelinDuMatin

Écrit par

Critique lue 264 fois

1

D'autres avis sur Victus

Victus
GobelinDuMatin
9

Veni, vedi, victus

Nous sommes au tout début du XVIIIe siècle, Louis XIV règne en France, Charles II en Espagne, et Marti Zuviria règne en maître des écervelés à l’Ecole des Carmes de Barcelone. C’est d’ailleurs grâce...

le 19 janv. 2017

1 j'aime

Du même critique

Lignes de faille
GobelinDuMatin
8

Parce qu'être un enfant n'est pas si simple...

Dans Lignes de faille Nancy Huston nous raconte l’histoire d’une famille sur quatre générations, et non contente de nous faire voyager dans le temps et l’espace à travers le regard de quatre enfants...

le 22 nov. 2017

2 j'aime

1

L'Aile brisée
GobelinDuMatin
8

Comment voler avec une aile brisée ?

Il y a un peu plus d’un an, j’ai lu L’art de voler d’Antonio Altarriba. C’était le premier album d’une petite série de bandes dessinées consacrées à l’Histoire de l’Espagne qui ont atterri dans ma...

le 22 nov. 2017

2 j'aime

Inside No. 9
GobelinDuMatin
8

Les anglais sont définitivement des gens merveilleux

Inside Number 9 est une série d’anthologie créée et écrite par par Reece Shearsmith et Steve Pemberton (ça c’est Wikipédia qui le dit, et jusque là, tout est bon). Le fil conducteur entre tous les...

le 16 avr. 2017

2 j'aime

5