Le Grand Pan
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Le Grand Pan

Morceau de Georges Brassens (1991)

Que pouvaient bien vivre les gens qui se racontaient de telles histoires ?
Qu’espéraient-ils de Là-Haut en imaginant des dieux violeurs, assassins, soiffards, pathétiques, cocus, amers ? Des dieux désespérément humains…
Mais n'est-ce pas une manière tristement moraliste de juger la mythologie greco-romaine, finalement ? Une manière dictée par les réflexes judéo-chrétiens qui devinrent par la suite piliers de notre pensée. Car enfin, faut-il vraiment que la noblesse habille ceux à qui sont destinées les prières d'en bas ? Pourquoi devraient-ils être fatalement des modèles de vertu ? Ou plutôt, de quelles vertus parle-t-on ?

Ce sont certaines des nombreuses questions soulevées par cette chanson et la divine malice du troubadour sétois. Car sous ses allures de ballade légère et enlevée, la bonhommie du chanteur accompagne, et c'est son habitude tenace, des propos d'une profondeur délicieuse. En se défaisant bien entendu avec humour, autre de ses habitudes tenaces, de toute prétention de donneur de leçons.

Pan, le tout et le païen
"Le Grand Pan est mort", tel un leitmotiv qui rythme la chanson. On pense au "Dieu est mort" de Nietzsche, (ou bien là, à l'instant en l'écrivant, au "Petit chat est mort", dit par Agnès dans L'école des femmes de Molière). Mais "Le Grand Pan est mort", c'est un concept en soi.
Ce fut le cri porté par Plutarque dans son récit La disparition des oracles et rappelé par Rabelais, la vaticination d'un certain Thamous et parvenue jusqu'aux oreilles de l'empereur romain Tibère (d'ailleurs Blaise Pascal rapporte cette histoire dans ses Pensées, dans un chapitre nommé "Prophéties"). La mort du dieu-héros, dont le symbolisme pourrait être le sommeil de la nature chaque hiver, prend une portée bien plus importante.
"Le Grand Pan est mort", c'est la fin d'un monde, le naufrage d'une époque. Puisque Pan, de par son étymologie même, est un tout, l'humble dieu des bergers et troupeaux devient figure de rassemblement, et symbole d'une chute de tout un Pan-théon chez Brassens.

Et il s’assit auprès de Zeus et des autres Immortels, et il leur montra son fils. Et tous les Immortels se réjouirent dans leur cœur, et Bakkhos Dionysos fut surtout charmé. Et ils le nommèrent Pan, parce qu’il les avait tous charmés. (Homère)

Pan l'être paillard et poursuiveur de nymphes, le guerrier causant la peur Pan-ique jusque dans les rangs des Titans par sa voix redoutable ou par les résonances de sa fameuse flûte de roseaux, n'aurait-il pas vu comme un hommage le fait d'avoir prêté certains de ses traits physiques et moraux au diable des chrétiens ? Ainsi fut-il entre autres de ses cornes et de ses pieds de boucs poilus.

Nostalgie amusée pour trois passions
Bien qu'il fut, dans son œuvre et sa vie, bien loin du grincheux passéiste, Brassens s'amusa parfois au jeu du "Comme c'était plaisant, avant". A sa manière, avec tout le second degré qu'on voudra bien y entendre. Ainsi se lamentait-il de n'être pas né cinq siècles plus tôt dans Le Moyenâgeux.
Ici, il loue la spiritualité antique du polythéisme autour de trois mouvements : la beuverie, l'amour, la mort.

Car la mythologie avait l'art de célébrer l'ivresse, ou du moins d'en chanter le burlesque. Certes, c'est l'ivresse qui fut fatale au cyclope Polyphème lors de sa rencontre avec Ulysse. Mais Silène, le satyre qui la personnifie, a élevé le dieu Dionysos, divinité du vin et de ses abus ! Le vin et l'ivresse, parmi les 12 douze dieux principaux de l'Olympe, une sanctuarisation incongrue en d'autres temps.
Ainsi le pochard irrécupérable d'aujourd’hui pouvait naguère prétendre aux sphères divines, ou du moins ne le jugeait-on pas pour ça.

Mais la fameuse "bande au professeur Nimbus" est arrivée, selon l'oncle Georges. Comprendre ici les scientifiques indéboulonnables, les cartésiens, les moralistes, les pisse-froid, les "dragons de vertu" comme il dit dans une autre de ses chansons, les courts de l'imagination; jetez qui vous voudrez dans cette boîte de Pandore dont les occupants libérés s'occupèrent de "frapper les cieux d'alignement, chasser les dieux du firmament" (oh louée soit la muse de la poésie Terpsichore pour avoir soufflé cette formule au chanteur, "frapper les cieux d'alignement"... L'étroitesse de l'âme en une expression)

Il en allait de l'amour comme de l'ivresse; c'était toute une farandole divine qui présidait aux plaisirs de la chair ou aux jeux innocents des premiers baisers. C'était une fête mobilisant les plus hautes instances.

Tout de même, à quoi tient l'amour dans cette mythologie grecque ? Ouranos dinivité primordiale symbolisant le ciel était autrefois accouplée à Gaïa la terre, et refusait de laisser venir ses enfants à la lumière de son être, lui le ciel étoilé (agissant sans doute effarouché par cette progéniture de Titans, de Cyclopes ou d'Hécatochires, géants aux cent bras). Alors, son fils Cronos le Titan le trahit, avec la complicité de sa mère Gaïa et émascule le ciel Ouranos à l'aide d'une faucille. Il détruit ainsi le lien unissant terre et ciel, et rend à sa mère et ses frères et sœurs leur liberté.
Les bourses tranchées auraient dérivé dans l'océan, créant une écume dans laquelle se créa et grandit Aphrodite la déesse de l'amour ! (Pour la petite histoire, Cronos le castrateur héritera de la peur paternelle, puisqu'il bouffera ses enfants nés de la Titanide Rhéa dès la naissance, dans une sorte de grossesse masculine et déplaisante. Il faudra la ruse de la mère pour que l'un d'eux, Zeus, échappe au banquet natal et revienne plus tard ouvrir le ventre paternel et libérer ses aînés qui devinrent à ses côtés les principaux dieux de l'Olympe. Ainsi, Aphrodite est dès sa création un cas à part, fille du Ciel amputé et de la Mer, une sorte d'aînée de tous les autres, leur tante en vérité. Quelle curiosité des choses...)

Et Aphrodite et son amour sont un concept flottant. Déesse du mariage chez Homère, mais associée dans d'autres traditions au sexe hors de toute union légale, elle-même épouse volage que son mari le dieu Héphaïstos emprisonne dans le lit de la trahison avec son amant Arès le dieu de la guerre, portant les épiclèses de l'Amour Céleste comme de l'Amour Vulgaire... Ainsi ses légendes touchent au romantisme aussi bien qu'à la luxure la plus éhontée, mère de l'ithyphallique Priape comme du sage Hyménaios présidant au chant nuptial du mariage.
C'est tout ce syncrétisme de la passion que veut louer Brassens, et pleurer sa perte. ("Il est mort, c'était le bon temps" chantait-il ailleurs)

Le dualisme entre Eros et Thanatos ayant fait couler son pesant d'encre, la troisième partie de cette oraison à la gloire des spiritualités antiques est logiquement funèbre. La mort, vue d'antan, le grand voyage, la mort comme une aventure !

Pour aller au céleste empire,
Dans leur barque ils venaient vous prendre.
C'était presque un plaisir de rendre
Le dernier soupir.

On retrouve ici l'hymne à la mort joyeuse du guitariste qu'il regrette aussi dans Les funérailles d'antan. Mais il parlait là de l'hommage de ceux qui restent, de la "fête" familiale qui s'ensuivait. Dans Le Grand Pan, il évoque l'âme accordée à la moindre dépouille, le voyage entrepris par le plus humble trépassé, rêvant de Charon et de Styx, d'Erèbe, de Champs Elysées, de Tartare et des Enfers gardés par Cerbère, lieu où l'on pouvait venir et revenir pour certains chanceux, notamment Orphée descendu quérir sa bien aimée disparue Eurydice jusqu'à que son impudence le fasse se retourner sur l'être qu'il a tant aimé avant de l'avoir sortie du monde des morts, la faisant disparaître à jamais.
Ou alors ce passage terrible de l'Odyssée d'Homère : Ulysse est de passage aux Enfers pour visiter Tirésias. Il y rencontre son ancien frère d'armes Achille, héros de guerre qui préférait de son vivant un trépas jeune en pleine gloire au combat à une vie longue mais morne. Ulysse, le croisant dans cet au-delà, loue sa gloire posthume mais voici qu'Achille affirme regretter cette gloire et sa mort anticipée, et dit qu'il aurait préféré continuer à vivre fût-ce dans la misère !

Brassens le joueur
Au-delà du regret de Brassens pour la puissance onirique et poétique des mythes d'antan, de ce grand fourre-tout contradictoire et amoral, la chanson interroge sur les temps qui changent. A-t-on la spiritualité qu'on mérite, et dans ce cas que dit-elle de nous ? Les dieux sont-ils autant enfants des hommes que les hommes se voient enfants des dieux ?
Et surtout, à quel point croit-on ? Faut-il voir dans les légendes fondatrices la vérité des cultes qu'on rendait en pleine foi pour leur véracité (et leurs nombreuses dissemblances ne seraient dues qu'à des acculturations locales) ? Ou bien ne s'agissait-il que d'un jeu admis sur le sacré, les élucubrations des poètes qu'on autorisait à broder sur quelques grands principes hérités de l'ancienne tradition orale ou de l'emprunt aux autres cultures ? La religion était-elle un plaisir de fiction ?
Pour approcher de la vérité historique, je ne saurais que trop conseiller cette vidéo d'un cours public donné au Collège de France par Vinciane Pirenne-Delforge autour de la question "Les Grecs croyaient-ils à leurs dieux ?" (de toute façon, pour quoi que ce soit, on ne peut que conseiller ce puits de savoir en libre accès qu'offre le Collège de France, soit dit en passant).

Quoiqu'il en soit, quel plaisir de voir ce joyeux Brassens, dont le doute sur l'existence d'un Dieu unique ou de dieux multiples quels qu'ils soient n'était pas un grand mystère, se lamenter sur la fin de rites sacrés et sur la victoire d'une science rationnelle et sensée expliquant tout. Brassens croyait-il en ses propres chansons ?

En bon admirateur d'Apollinaire, (à qui il allait "de ce pas, donner débonnaire, au Pont Mirabeau, un coup de chapeau" dans la chanson Les ricochets) Brassens ne pouvait manquer finir comme lui avait fini son poème Pan est mort, voisin de thème et contenant aussi le cri "Le grand Pan est mort", par une évocation à Jésus. Cette fois-ci, pour l'imaginer descendre de son calvaire en disant "Je ne joue plus pour tous ces pauvres types". Sous-entendu, pour ces gens qui ne savent plus croire ?
Puisqu'on vous dit que Pan est un tout, et qu'avec la mort de Pan c'est un tout qui sombre !
Brassens le mécréant était un joueur de tout, donc joueur de Pan, de guitare comme de flûte de Pan, qui se jouait de tout.

Oneiro
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le 5 juin 2022

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