Qu'allaient-elles faire dans cette galère?

Une chanson bien faite, c'est un petit monde qui se déploie, mais dont les strophes et les notes qu'on nous offre ne sont qu'un aperçu. Comme le tableau de maître, il suggère un paysage au-delà de son cadre ; comme la saga, il ne se réduit pas aux temps et aux lieux que couvre son intrigue.


Je ne peux m'empêcher de ressentir cela en écoutant Les filles des forges composées par Amélie-les-Crayons et si agréablement portées par sa voix chaleureuse. C'est une joie de me perdre en conjectures sur le récit de cette évasion poétique, sur ses non-dits, ses ramifications.


Que les sirènes se tiennent sages: nous sommes les filles des forges.


Margot, Anastasie et leurs anonymes copines (peut-être des Thelma et des Louise) sont les filles des forges.


Quelles forges, sinon celles de Paimponts, exportées du folklore breton par Tri Yann? On les connaissait délurées, mais ici, elles ne courent plus les bals, les auberges ou les garçons comme dans les versions précédentes. À l'ivresse de la danse a succédé le roulis d'une galère. Quelles circonstances les ont conduites de Paimponts au grand large, à mil de la France? Ont-elles cloué le bec à un curé de trop et les a-t-on expédiées, manu militari au diable ou à Rome pour y obtenir l'absolution?


Quoi qu'il en soit, les voici en cavale, les filles des forges, ballottées sur un esquif qui, bien que canot de sauvetage, n'est, lui non plus, pas le radeau de la Méduse. Comme Agathocle ou Cortés, elles ont brûlé leur vaisseau: un retour au confort de la galère naufragée ou hors de portée n'est plus envisageable. Sans gardien, entre filles, il leur faut à présent reconquérir leur liberté. Leur force d'âme et leurs deux mains suffiront pour accoster vers une vie nouvelle.


Malgré la mort qui plane sur elles, elles ne perdent pas courage, les filles des forges. Alors qu'elles se haranguent mutuellement, banjo, guitare et piano nagent, comme autant de rameuses, avec un acharnement qui n'a rien à envier aux pioches des gars lorsqu'ils dynamitent des montagnes au bout du monde. A ces énergiques appels, de tendres contrepoints sont déployés, éclats d'une félicité paisible, atemporelle, qui éclaire leur route tout autant que les filantes rasant les flots ou le phare de La Rochelle qu'elles cherchent à gagner.


Pourquoi est-ce là qu'elles cherchent leur vie nouvelle, les filles des forges? S'agit-il simplement de gagner un port parmi les autres, d'où tous les lieux peuvent être rêvés, tous les possibles entrepris? Il semble peu probable en tout cas qu'elles y cherchent un bastion pour s'y retrancher: les filles des forges ne sont pas femmes à attendre d'être assiégées.


Leur abordage, elles n'entendent d'ailleurs pas le mener seules, les filles des forges. Les voici qui appellent à elles les filles de la Rochelle, celles de Tatara, celles du monde entier. Et on peut espérer que, contre l'ordre présenté comme divin, elles apporteront l'énergie d'un féminisme intelligent, dans lequel l'on ne cherche pas à être comme les hommes... mais à être reconnues et valorisées en tant que femmes.

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le 4 oct. 2018

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