Un album, il faut savoir l'ouvrir. En 1980, quand David Byrne et sa bande, secondées par l'influent producteur du groupe Brian Eno, s'attaquent à la production d'un nouvel album après le succès critique et publique considérable de Fear of Music, ils vont pousser le curseur de l'ambition encore un peu plus haut. L'objectif est d'atteindre un album ouvert et brassant de multiples influences hétérogènes, allant de la new-wave originelle pour le groupe à des sonorités plus punk, plus rocks ou plus pop, en passant par l'intégration de sonorités africaines qui le rapprocheront plus de la World music. Le résultat est à la hauteur des espérances : Remain in Light est un album haut en couleur, funky et bigarré, où respire un goût pour le délire et l'expérimentation sonore hors-normes. L'album est complexe, dense et complètement fou. En un mot, c'est une déflagration, et une déflagration, il faut savoir l'annoncer : c'est le travail de l'ouverture, ce fameux premier morceau qui doit nous accrocher et nous donner envie de se jeter à corps perdu dans le travail du groupe.


Ce premier morceau, c'est "Born Under Punches", sous-titré "(The Hit Goes On)", la chaleur continue. La réussite totale du morceau fait sens avant tout dans la trajectoire étonnante de l'album, qui s'ouvre avec en Face A en trois morceaux dansants, complexe et délirants, pour tendre vers l'épure et l'émotion, jusqu'à un final glaçant, "The Overlad", où le groupe revient à une musique plus "cold wave" citant directement Joy Division. Mais le résultat est là : l'introduction de l'album tient la promesse festive d'une musique qui embrasse littéralement tout, qui n'a pas peur d'hypnotiser les oreilles de celui qui écoute tout en l'invitant à s'épuiser à danser.


Le morceau se caractérise d'abord par son extrême complexité : les différents instruments et sons produits sont extrêmement variés mais difficile à dissocier, formant une musique fondée sur un curieux paradoxe : il est rare d'entendre un morceau qui fonctionne autant comme un Tout, mais qui en même temps ne triche pas sur sa profonde hétérogénéité. En un mot, c'est un morceau qui ne ressemble de premier abord pas à grand chose, qui nous fait l'effet d'une grande partie d'improvisation qui part dans tous les sens. Cependant, la musique nous entraîne, procure une excitation presque physique, nous enveloppe à chaque écoute différemment de sa grande richesse. Le morceau laisse une impression de vitesse : ça ne s'arrête tout simplement jamais, la musique entraîne tout sur son passage. Mais bien avant la vitesse, c'est une impression de profusion qui en découle. Le morceau est d'une infinie richesse dont l'ordre est mystérieux à comprendre, donnant l'illusion d'une forme ouverte.


Le tressage minutieux et virtuose des instruments comprend une importante ligne de basses ainsi qu'une batterie qui vont donner au morceau une base fournie se répétant de façon cyclique. Cependant, l'impression tenace que le morceau est en constante évolution correspond au fait que la chanson possède un rythme global sur lequel va se superposer, puis se confondre différents sons percussifs, ainsi que les paroles étranges et étrangement scandées de David Byrne.
L'atmosphère paraît donc dissonante mais solide. Les instruments s'expriment par brèves touches qui forment une atmosphère globale. Le son est de fait à la fois fuyant - les multiples sons percussifs apparaissent et disparaissent rapidement, sonnant comme autant d'accidents qui s'évadent dans de multiples pistes - et complet, l'ensemble formant vraiment un tout, suivant une cohérence d'ensemble qui finit par s'imprimer à l'oreille.


"Born Under Punches" est un véritable feu d'artifices, une explosions de sons graves, aigus, rapides, lents, strident, sombre ; qui semblent d'abord se bousculer, s'ajouter étrangement à une mécanique pour finir par la rendre plus riche et harmonieuse. Ces sons qui n'auront de cesse que de s'entrechoquer vont finir par s'entremêler, comme la fin de la musique nous le donne à entendre : voix, instruments, pistes se confondent enfin, et disparaissent progressivement alors que nous ne pouvons plus nous arrêter de danser.
Le noyau dur du morceau, cette pulsation quasi imperceptible qui semble tomber comme les "punches" du titre, va donc comme se réverbérer de multiples façons. De fait, chaque son va évoquer en lui-même le rythme global du morceau, tout en semblant s'y échapper. C'est ce qui fait que le morceau, qui semble menacer à tout moment de s'écrouler, tient quand même : chaque élément répond à une cohérence globale s'inscrivant dans une dynamique soutenue. Ce sens de l'interrelation des éléments est repris à la musique africaine, tous comme certaines percussions que l'on entend dans le morceau.


Les basses en elle-même effectuent des "slaps", se transformant en percussion, offrant des sons rapides et dissonants à la rythmique globale. Des emprunts à l’électronique se font également entendre : des battements électroniques, voire des bips sonores, ainsi qu'un discret synthétiseur ; laissent l'impression étrange qu'un ordinateur jouant tout seul s'est invité à la fête. On sent ici l'influence de la new-wave au service d'un plaisir du jeu collectif : la machine prend vie, devient chaleureuse et organique. L'instrument devient l'extansion de chaque partie du corps : la musique tourne et se balance comme le musicien, dans sa fureur de jouer, tourne et balance son propre corps. La parfaite symbiose entre les influences électroniques et africaines de "Born under punches" créent une musique parfaitement vivante et métissée, où l'on sent avant tout une générosité, une volonté de mélanger des mondes et des cultures différentes, de créer un nouveau corps musical. En effet, les percus brèves et décharnées qui se confondent vont sonner presque comme la naissance d'un personnage sonore formé de petits bouts, s'accompagnant de sursauts, de sensations, d'accidents variables. Je suis "né sous les coups", mais je suis vivant quand même ; semble nous dire la voix angoissée mais pourtant assurée de David Byrne, comme s'il résistait à la furie de la musique tout en s'y jetant de plus belle.


Ainsi, il y a dans le morceau comme différents petits cris, onomatopées étranges dont on ne sait plus si elles sont l'oeuvre des instruments ou des membres du groupe eux-même. Par exemple, quand la musique s'ouvre, on entend comme un "Aaaah !" de soulagement, qui se dédouble avant l'entrée de la voix par des petits sons ronds évoquant d'autres expressions humaines. Ces bruits sont accompagnés, outre les bips éléctroniques, de sons plus évocateurs qui rappellent la musique concrète : vers la fin, le rythme de la musique s'emballant, on croit entendre le crissement des freins d'une voiture. Nous avons l'impression d'un véritable monde qui se construit, puis se consume à notre oreille. Nous avons l'impression d'une véritable implosion : il y a trop de choses, dans ce morceau des Talking Heads. Tellement qu'il ne peut tenir debout.


Et pourtant, il tient. Parce que ce délire complet et magnifique, qui semble longtemps sans direction, a un sens, parce qu'il se tient à son rythme et parce qu'il ne rêve que d'harmonie. David Byrne semble l'exprimer dans les paroles : "All I want is to breathe". Tout ce que je veux, c'est respirer - pendant que le chœur continue de s'emballer : "and the heat goes on, and the heat goes on, and the heat goes on...".
Il y en a tellement, de la chaleur, dans ce morceau, que la surchauffe n'est pas loin. Il y en a tant que l'épuisement menace, qu'un écrasement de tous les instruments n'étonnerait même pas. Et pourtant, par le fluide magique qui semble faire fonctionner tous les instruments ensemble, le morceau continue pendant que David Byrne chante, déclame, agressif ou doux, ses paroles fantasques et paranoïaques. Mais de quoi parle t-il donc ?


Le narrateur, habité, instable, est tour à tour "un verre d'eau", "un homme de gouvernement", mais insistant sur un point : il n'est ni "un building en feu" ni "un homme noyé". La voix est outrée, inquiétante, ironique, le narrateur nous interpellant brusquement : "regardez ces mains ! regardez ces mains !". Tout ce qu'il veut, c'est respirer, "garder une longueur d'avance sur lui-même". Comme dans beaucoup de chansons de Talking Heads, les paroles sont fantasques et sonnent comme un appel à la liberté. Le thème central des textes de Byrne sont la folie, la paranoïa, le sentiment d'être opressé, aliéné par un monde qui va trop vite, qui déborde d'éléments et de sens et qui finit par nous écraser. Sa folie est à la fois inquiétante et entraînante, en témoigne le jeu sur les différents registres de voix se coordonnant parfaitement avec les intentions purement musicales du morceau, délire total qui nous aspire et nous entraîne totalement, tourbillons de signes qui ne nous lâchera jamais. La voix de Bryne est à la fois douce et agressive, chantée et parlée, solitaire puis en chœur, au premier puis au second plan. Au début du morceau, c'est par l'invective que Bryne s'exprime, avec des phrases courtes et violentes, non chantées, qui s'intercalent sur la ligne de basses en train de se mettre en place. Puis, très vite, les harmonies vocales, douces et étendues, prennent place alors que ces invectives ponctuelles continuent. Tout cela contribue à l'enrichissement permanent de la musique. Un temps, les voix disparaissent complètement pour laisser les musiciens dérailler dans des notes punks ou électros, avant le bouquet final, véritable entrelacement de voix qui va donner toute sa densité au morceau : deux chœurs différents prennent place, l'un poursuivant avec le texte de la chanson, l'autre entonnant sans cesse "and the heat goes on", pendant que les basses et la batterie s'emballent.


Ce qu'il y a de parfaitement significatif, dans ce morceau d'introduction, c'est avant tout le plaisir d'être ensemble. Les Talking Heads ont composé un morceau pour permettre de se retrouver, bouger son corps, se laisser entraîner dans le long et intense tourbillon sonore qui se dessine. On sent, dans Born Under Punches, un vrai plaisir, celui de la virtuosité et de l'expérimentation, celui d'oser la complexité, de former un son noué, tressé, bercé d'influences multiples qui dépassent de bien loin les frontières occidentales. Le plus significatif est ce travail d'arrangement extraordinaire, cette volonté d'harmoniser, de tout embrasser, tout mettre sur le même plan : chaque son, bien qu'opposé et dissonant, va contribuer à la finalité du morceau. "Il n'y a jamais eu si peu d'écart entre ce qu'écoutent les noirs et les blancs" notera Ken Tucker dans le magazine Rolling Stone à la sortie de l'album. Ces voix qui finissent par se confondre à la fin expriment encore mieux cette volonté inébranlable, chez Talking Heads, de briser les frontières qui existent entre les sons et les cultures. Ce qu'on entend, au final ; c'est une folie, pure, totale, entraînante bien qu'inquiétante. Le morceau nous invite alors à se jouer d'un monde qui n'a pas de sens et qui nous rend dingue. Mais cette folie donne un pouvoir extraordinaire : elle nous invite à danser. 
B-Lyndon
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le 25 déc. 2016

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B-Lyndon

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