La Noyée
8.9
La Noyée

Morceau de Serge Gainsbourg ()

Difficile de faire plus explicite que cette chanson. Gainsbourg me parle de cette femme, ou plutôt de toutes celles que j'ai suivies lors d'un détour de mon être (détournement ?), et donc, ces femmes, qui crèvent, qui s'enlisent, qui se noient toutes seules, comme des grandes, et surtout comme des naufragées permanentes.


Chanson en trois temps, remarquable pour son texte éloquent, violent mais surtout chanté comme un flux et reflux. Un ça vient, ça repart. Et on sait Gainsbourg très attiré par les liquides. Tous les liquides. Il en faisait des analogies et des rêveries plus promptes que la cruauté des textes questionnants, et logiquement plus terriens. L'eau, le cours de l'eau, avait un chemin, une immensité qui prend l'être, que la terre n'avait pas à ses yeux. De la terre, il en sortira des chansons tragiques, de malaise ou, a contrario, des chansons décomplexées et supposément légères, histoire de prendre la tangente que tout être prend lorsqu'il est accablé, c'est-à-dire la possibilité facile de sortir à tout instant de tout raisonnement, de toute logique, hop comme ça. Pfuit - sensuel et sans suite.


Mais dans La Noyée, il me semble, pour une fois, que Gainsbourg réagit à un sujet brûlant, qui est celui du Je sur la rive et ce Je regarde l'autre dans l'eau, dans son eau amoureuse. C'est une chanson éminemment douloureuse pour ce Gainsbourg qui, toujours à la traîne, jamais à sa place, tente désespérément sa chance, de faire comprendre sa chance, de saisir l'idée qu'il est une chance.


On assiste alors à une chanson nettement démonstrative, une chanson sur l'entre-deux, une chanson sur lui et son amour, ou plutôt le clair-obscur de la fin d'un amour, une chanson pour cet auteur qui prenait l'habitude de cacher sa gueule et ses mots sous des effets théâtraux et superficiels. Biturage pour amarrer.


Dans le premier temps, l'être accomplit une chose inouïe, il se surpasse, il se dépasse, par amour, mais aussi par espoir. Et c'est l'espoir qui sera poignardé bientôt. Et il le sait. Et il le pleure chaque fois que son eau est troublée. Il accomplit un effort quasi naturel, entre le naturel et l'extraordinaire, pour arriver à la cheville de l'autre aimée. L'effort que l'autre trouvait normal et qu'il ou elle tenait pour acquis. On parle de réajustement, de compromis. Une bonne base qui repose, de fait, sur un marécage d'insuffisances et des rondins de bois. Et encore, je fais fi ici de tous les artifices que le droit ou les conditions matérielles mettent en place pour stimuler cette bonne base. non, ici, tout est nature. Le rivage, l'eau. Dans cette toundra, l'être minuscule continue mais déjà, dès les premiers mots, il crie le retour de son aimée, avant même qu'il ne profite de cette baignade perpétuellement interdite.


Au deuxième temps, la réalité d'un amour est troublé par l'ordinaire et par les choix de chacune des parties. L'amour, censé être plus qu'un passe-temps, est aussi censé dépasser les désirs qui ne viennent pas, il devrait endurer la frustration si tout ce qu'on veut, on l'a en horizon. Même dans le brouillard le plus compact, l'effort de chacun est un chemin magnifique mais qui, dans cette chanson, s'évanouit inexorablement. Et pourquoi donc ? L'autre qui était un refuge pour son visage devient un piège. Un piège qui ne saisit plus son horizon. Comme dans une noyade, par moment l'on respire, avant d'être submergé, de ne plus pouvoir respirer, de ne plus pouvoir être vu sous ce jour. Dans cette strophe, Gainsbourg est complètement empathique de "la noyée" et c'est rare chez lui. Lui qui part toujours du Je pour tendre vers l'autre. Dans son empathie, il distingue deux poignards dans l'eau : la peur de la honte et la peur des regrets. En effet, c'est la menace de se perdre soi-même plus qu'à proprement parler la honte de ne plus se reconnaître, de se perdre qui nous fait prendre le large. Cette menace invisible suscite des réactions cruelles.


Au troisième temps, Gainsbourg est dans la rupture. Le remous devient tumultueux et la parole, un reproche. Cette rupture occasionne une violence terrible contre l'autre cruelle. Il perçoit au loin une vague épave, crevée en son flanc. Et malgré cet abandon, on ne sait pourquoi, par désespoir ou bien par volonté d'avoir trouvé un amour, l'être plonge dans cette eau misérable. Reste à savoir s'il y nage ou s'il se noie. A mon sens, connaissant Gainsbourg, il restera à la surface, dans l'entre-deux du je ferai pas long feu mais je suis tout à fait désabusé et aquoiboniste.


Voilà, c'était une analyse que j'ai aimé menée, une analyse sur une chanson fort connue pour sa rareté. Autrefois proposée à Yves Montand, elle fut refusée comme une demande en mariage et fut engloutie par les eaux usées d'un Gainsbourg sans cesse en évolution.

Andy-Capet
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le 14 août 2016

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