Il est tard. Il fait nuit. Un ciel d’encre s’étend à perte de vue, tsunami sombre d’étoiles et de néant recouvrant les terres et les habitations. Tout à l’air calme, éteint. Mais quelque chose va venir troubler cette inquiétante quiétude. Un bruit de moteur, un phare qui éblouit. Gérard Lambert est dans la place. Et Gérard, il a pas l’air très fin. Tintintin.

A sa décharge, il a au moins une excuse : il est l’anti-héros d’une chanson qui a tout d’un western urbain. En général, dans ce genre de films, on fait pas dans la dentelle, et ça tire dans tous les coins. Avec “Les aventures de Gérard Lambert”, Renaud transpose l’univers de Sergio Leone dans le quotidien morose d’un loubard moderne (“14 avril 77”, nous précise-t-on d’emblée) et réalise en quelque sorte son propre film, “Il était une fois dans le bled”. Paumé, le bled, tout comme Gérard d’ailleurs, qui se retrouve en panne d’essence sur une route déserte mais sans cactus, lui qui pensait rejoindre sa piaule. Depardieu aurait peut-être pu jouer Lambert à l’époque s’il ne s’agissait pas de musique. Impossible d’échapper donc aux références cinématographiques qui habitent ce morceau, dont voici les trois principales : son titre (il ne manquerait plus que l’affiche pour compléter le tableau), ses choeurs typiquement “morriconiens” et ses trompettes qui semblent annoncer l’arrivée de la cavalerie. Sans compter, parfois, des phrases qui ne trompent pas : “Ca y est j’ai planté le décor, créé l’climat de ma chanson / Ca sent la sueur, ça pue la mort / J’aime bien c’t’ambiance, pas vous, ah bon ?”.

Si, moi ça va, j’aime bien. Car pour ce qui est de la cavalerie, on repassera : notre ami Gérard est bel et bien isolé sur le bitume, à l’ombre de sa mob en pleurs (et pour accentuer ça, Renaud ne cesse de nous préciser ce qui se passe “dans le lointain”). Mais un vrai mec, ça chiale pas, alors il réfléchit (un peu) et décide de se retrousser les manches. Le voyou qu’il est ne voit qu’une seule solution : siphonner le carburant tant désiré du réservoir d’une pauvre caisse qui n’avait rien demandé. Et pour couronner le tout, crever les pneus de ladite bagnole, histoire de s’enfoncer davantage dans la bêtise et la méchanceté gratuite. “Faut bien qu’j’me défoule un petit peu j’suis énervé…”, telle sera l’excuse bidon du type qui aurait justement bien fait d’en remplir un. Si l’on pouvait éprouver, jusque-là, un semblant d’empathie pour Gérard, elle disparaît avec ses agissements décevants. On se dit qu’il a bien mérité sa malchance, qu’il mérite encore plus de se casser le cul toute la nuit durant à essayer de réparer son véhicule. Et ça va aller de mal en pis !

En effet, depuis le départ, quelque chose nous intriguait : Renaud n’avait de cesse, dans les refrains, de proférer d’étranges avertissements (en tant que “réalisateur”, il était forcément au courant avant tout le monde). Au courant de quoi, me direz-vous ? Eh bien, que dans les westerns, la mort rôde toujours, prête à frapper. Ici, c’est par le biais d’une scène presque surréaliste que survient le clash : figurez-vous que la littérature débarque tout à coup dans cette nuit de cauchemar, et avec elle la poésie et l’imagination. Le Petit Prince de Saint-Ex se retrouve propulsé depuis sa planète et apparaît soudain devant notre Gérard excédé et exténué, car décidément, il ne s’en sort vraiment pas, malgré tous ses efforts. Dans sa grande naïveté enfantine, ce nouveau protagoniste prononce devant Gérard le voeu qui l’a rendu célèbre : “dessine-moi un mouton” ! Voyant à qui il a affaire, il tente même gentiment de s’adapter : “Une femme à poil ou un calibre (…) Tout c’que tu veux, mon pote, t’es libre”. Oui mais voilà, Gégé l’embrouille n’est vraiment pas d’humeur là, actuellement, et commet donc l’irréparable : il tue le gamin avec sa clef à molette, dans un silence musical pesant. Sans avoir, évidemment, gribouillé quoi que ce soit.

Dans sa conclusion, Renaud fait semblant d’être aussi idiot que son personnage : “Faut pas gonfler Gérard Lambert quand il répare sa mobylette / C’est la morale de ma chanson, moi je la trouve chouette / Pas vous ? Ah bon…”. Si, ça a de la gueule, mais c’est un tantinet superficiel. Car ce “Petit Prince de mes deux”, comme il l’appelle, n’est peut-être pas tombé là par hasard. Victime du quotidien désenchanté et des préoccupations matérialistes et terre-à-terre de son bourreau, l’enfant était-il vraiment réel ? N’était-il pas qu’une illusion provoquée par l’épuisement et la nervosité d’un caïd au bord de la crise de nerfs, ou, pour faire court, la représentation métaphorique de la dernière lueur d’innocence qui brillait au fond de son cerveau ? En refusant de reconnaître la nature de ce signal d’alerte, à savoir l’appel au secours de son âme enfantine, Gérard l’a définitivement perdue. S’enfonçant pour toujours dans sa condition solitaire, dans l’existence marginale dont il est prisonnier.

Plan large. Clap de fin. Tintintin.
Psychedeclic
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le 14 sept. 2014

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