Le Thrène de Penderecki, d'Adorno à la Grèce en passant par Auschwitz, le contrepoint et la contre-c

"Écrire un poème après Auschwitz est barbare" lançait un Adorno iconoclaste dans ses Prismes : Critique de la culture et de la société.

***ATTENTION DIGRESSION
Intéressant de voir le nombre de "crise de la culture", "critique de la culture" sorti depuis la seconde guerre mondiale (ou pour être plus précis : depuis le génocide juif (et tzigane, homosexuel, malade mental, bolchevik)). Comme si l'idée d'une culture bénéfique à l'homme n'allait plus de soi. Comme si tout le cortège bringuebalant de bibliothèques, d'orchestres, de cracheurs de pellicules, de sculpteurs sur pierre, ou sur chair, n'était plus l'augure avéré des jours heureux. Plus les générations passent et s'empilent, plus le crépuscule de la culture finit de consommer l'horizon de l'autonomie, des gestes amples et des décisions mûries. Et il consume ces cieux comme on se délecte d'un Subway, comme on bouffe un Fight Club ou un Hemingway : par grandes bouffées nihilistes. Comme si finalement, au vieux rêve épicurien de l'homme libre cultivant son jardin, avait succédé l'aurore des gueules en friche... et ironie de l'histoire, nous sommes bien libres de ne pas croire en la liberté. Bref, comme si tout le concept de contre-culture avait pris son envol depuis le fameux "Arbeit Macht Frei" (= le travail rend libre) surplombant Auschwitz.***

À ces maux (ou mots) d'Adorno, émanants tout droit de ce qu'il considère comme une fracture ouverte de l'Histoire occidentale, Penderecki donnera un long pendant musical avec son Thrène pour les Victimes d'Hiroshima. Chef d'œuvre de la musique contemporaine (celle qui fait "intello" et "mal aux oreilles"). Ce n'est pas qu'aucune pleureuse à goitre, ni aucune Castafiore lamentée n'aurait pu refléter la masse spectaculaire des neutrons colmatant les visages et les paysages japonais. Ni qu'aucun Requiem n'avait la mélopée assez sobre et lasse pour contrebalancer la frénésie multi-dimensionnelle de l'amanite atomique. Juste qu'il fallait quelque chose qui puisse les briser menues, les anciennes tables. Un nouvel air pour sanctifier le nouvel ère.

Adorno pense en fait qu'avec une telle bizarrerie de l'Histoire, on ne peut plus créer comme jadis. Remise en question face à une société qui a pu être à la pointe de la technologie et des consciences émergeant d'un héritage philosophique reconnu, mais a aussi pu, schizophrénie hiérarchisée, libérer la pensée de masse, l'administration moutonnière et lycanthrope, le devoir de tuer par psittacisme. Il y a par conséquent le besoin pressant de se poser, de se panser (et penser).

*** ATTENTION DIGRESSION
Un peu comme lorsque Snake Plissken ne sait plus quoi faire : il s'assied (fait plutôt rare chez l'homme d'action, et tout à l'honneur du grand John Carpenter).***

Hiroshima, Auschwitz...
et l'Allemagne et les États-Unis peuvent bien danser ensemble, comme les y invitait Laibach d'ailleurs.
Face à ces bizarreries de l'histoire, il était presque illogique, et surtout malhonnête pour un Penderecki de reprendre un ensemble à cordes comme ses pères le firent jusque là. Urgence artistique d'une grande tempête iconoclaste ; besoin vital de tuer le père (comme a dû le ressentir Danny dans le Shining (1980) de Kubrick, qui par ailleurs reprend ce morceau de Penderecki). C'est qu'avant le son, il y eut la sensation froide et étrange d'une vibration inédite. Un peu comme un nouveau tonnerre pourrait annoncer une nouvelle manière de froisser le grand noir.

Aussi, pour marquer une nouvelle étape dans l'Histoire, Penderecki ne fit rien d'autre que... puiser dans le passé. Il remonta toute l'histoire de l'harmonie tonale (celle que l'on trouve dans les gammes, blues, mineures, majeures, etc) jusqu'à ses fondements épars : la polyphonie, celle qui résonna en Occident jusqu'à la musique baroque. Quoi de mieux en effet pour mimer l'éclat brutal, la dispersion choquante des atomes et des corps, si ce n'est l'éparpillement des mélodies ? S'inspirant des polyphonies de jadis, Penderecki composa donc sa Thrène en utilisant la technique du contrepoint rigoureux.

Très schématiquement, la différence dans la composition entre l'harmonie tonale et le contrepoint rigoureux est "dimensionnelle" (et sonore, bien sûr). La première part des accords (un système où les notes s'empilent, donc "vertical") pour ensuite faire progresser le morceau (et se poursuit alors "horizontalement"). Le second, le contrepoint, part de la mélodie (où les notes se suivent, d'où un système "horizontal") et ce n'est qu'après que se font, parfois accidentellement, les accords.

Finalement, ce retour dans le passé n'est pas une nouveauté : en attestent par exemple les Fils de l'homme (2006) d'Alfonso Cuarón, tiré du roman éponyme de P.D. James, qui reprend aussi le Thrène de Penderecki. On y observe un monde au futur proche, réaliste et déchiré, un monde qui lentement s'essouffle et se vide (les femmes ne peuvent biologiquement plus enfanter), avec des héros qui portent des noms comme Théo, Adam, et même... Dylan.
En témoignent aussi les revival dans le rayon metal, Neil Fallon du groupe Clutch avouait qu'il trouvait sa créativité en se ressourçant dans le vieux blues (du Delta, entre autres), et le groupe Laibach (et surtout Irwin) en a fait son courant artistico-philosophique : le retro-gardisme.

Aussi, cette vision reste pertinente : les époques se font avec des canons qui parfois se périment (l'essence du Kitsch, c'est un "beau" qui n'est pas plus beau, car trop usé, abusé, avarié), et la recherche de nouveaux codes réclament alors un examen de l'histoire, une sorte d'archéologie des idées.

Pertinente, cette recherche est même poétique : là où en Europe, on préfère ici et là craindre une "invasion" islamique plutôt que de chercher les clés pour nous européaniser, on oublie généralement que les fondements philosophiques de l'Europe, et même ce qui a donné le nom à cette dernière, trouvent leur racine dans ce pays même qui représente aujourd'hui le "fardeau" (voire le "cercueil") économique de l'Europe : la Grèce.

Encore une de ces ironies de l'histoire...
Threnody for the Victims of Avida.


Ps : Vous étiez bien, assis ?
Maintenant, agissez !

Et le lecteur cliqua ailleurs.




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le 31 janv. 2012

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