Si un morceau pouvait incarner cette tension douce-amère entre l’élan vital et le vertige existentiel, ce serait sans doute Weird Fishes / Arpeggi. Dès les premières secondes, on est happé par cette mécanique hypnotique, presque motorique, fondée sur des arpèges qui tournent sur eux-mêmes comme une spirale d’eau dans laquelle on serait doucement aspiré. Ce motif rythmique, aussi sec que précis, avance comme une course contre soi-même, pendant que tout autour, la texture sonore se dilate, se trouble, se réverbère.
C’est là toute la beauté contradictoire de ce morceau : un beat presque mathématique — cette batterie serrée, répétitive, implacable — qui cohabite avec une mer de guitares éthérées, des nappes synthétiques en arrière-plan, et la voix de Thom Yorke, toujours sur le fil, qui semble vouloir s’envoler tout en restant prisonnière des profondeurs. L’ambiance oscille entre lounge atmosphérique et tension psychique, comme si un espace de détente était peu à peu envahi par une angoisse sourde. Il y a dans cette nervosité contenue quelque chose de résolument moderne, presque urbain — un sentiment d’urgence qui n’explose jamais mais qui s’infiltre partout.
Tu pourrais dire que c’est là l’essence même de Radiohead : un art de la dissonance subtile, de l’ambivalence affective, de la beauté étrange. Le titre lui-même évoque cette étrangeté poétique, cette image surréelle d’une découverte marine inattendue, presque fantastique, comme si on tirait un poisson fluorescent d’un fond obscur sans comprendre tout de suite s’il est beau ou inquiétant. Ce n’est pas un morceau qu’on « aime » au premier abord ; c’est un morceau qui intrigue, qui dérange doucement, qui hante.
Et dans ce jeu d’ombres et de lumière, il y a quelque chose qui pourrait rappeler certains titres plus anciens de Coldplay — Daylight, Don’t Panic, voire Whisper — avant leur virage vers une pop plus massive. On y retrouve cette atmosphère un peu feutrée, presque intime, où le spleen flotte sans trop de pathos, entre une basse vibrante, des guitares liquides et une voix qui vacille.
Sans noyer le poisson, Weird Fishes / Arpeggi est une plongée. Un morceau qui donne le vertige parce qu’il avance vite, droit devant, sans climax spectaculaire. Mais plus on l’écoute, plus on y distingue les mouvements sous la surface, les courants contraires. C’est une musique de fuite — une fuite vers l’intérieur, dans un espace où l’on ne sait plus si l’on s’élève ou si l’on coule.