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Au commencement, il y a Jason Segel. L'acteur était connu pour quelques séries ("Freaks & Geeks", "Undeclared") ayant établi son futur statut de pilier comique au sein de la bande de Judd Apatow mais c'est bien évidemment son rôle de Marshall dans la ultra-populaire sitcom "How I Met Your Mother" qui révélera définitivement son image de colosse sensible pendant neuf ans aux yeux du monde. On le comprendra assez vite, ce personnage de grand romantique tout aussi naïf que maladroit est loin d'être un rôle de composition pour Jason Segel. Il suffit simplement de voir les quelques scenarii signés par le bonhomme à la fin des années 2000 : "Sans Sarah, rien ne va !" ou "5 ans de réflexion" (on oubliera poliment le ratage "Sex Tape") se feront toujours les porte-étendards de cette image qui lui colle à la peau mais à un niveau bien plus intime désormais. En se donnant à chaque fois le rôle central et en s'inspirant plus ou moins de ses propres expériences dans les films écrits par sa main, Jason Segel est apparu ainsi comme un auteur de comédies romantiques ayant une petite voix singulière à faire entendre, l'humour et l'émotion étaient bien sûr les principaux moteurs de ses histoires mais, derrière, se faisait déjà se sentir la bataille intérieure d'un esprit enfantin pris au piège d'un spleen romantique auquel il n'était pas forcément préparé.
Par la suite, la carrière de Segel s'est poursuivie de manière un peu plus confidentielle, toutefois, le grand écart entre les propositions sérieuses et plus enfantines (son amour immodéré pour les Muppets notamment) était toujours là pour nous rappeler la douce ambivalence qui animait l'artiste...


Comme tout le monde, le fait de croiser Jason Segel de plus en plus rarement sur les écrans m'avait fait un peu oublier les débuts prometteurs de sa patte d'auteur. Et puis, sortie de nulle part, voilà que débarque "Dispatches from Elsewhere" en 2020, série restée dans un anonymat relatif lors de sa diffusion sur AMC mais qui est en passe d'acquérir une toute nouvelle notoriété méritée grâce à son arrivée sur Amazon Prime Video. Inspirée du documentaire "The Institute" sur un véritable et mystérieux jeu en réalité alternée ayant eu lieu à San Francisco en 2008, "Dispatches from Elsewhere" signe incontestablement le retour de tout ce que l'on avait pu déceler et aimer chez la plume de Segel, tout en faisant exploser les compteurs de nos attentes autour du talent qui en émane.


À partir de ce moment, autant dire qu'il devient impossible pour moi d'être un minimum objectif avec "Dispatches from Elsewhere" tant la création de Jason Segel va à peu près condenser tout ce que j'aime et ce, dès son pilote, quasiment parfait à mes yeux. Il m'a presque suffit de quelques minutes pour tomber littéralement amoureux de l'excentricité de la série. Peut-être est-ce dès l'apparition face caméra de son narrateur dont l'affirmation de sa fiabilité est rapidement remise en doute, ses connaissances de dieu omniscient sur nos attentes de spectateurs qu'il prétend déjouer ou lorsqu'il nous invite si brillamment à nous incarner en Peter (Segel), le héros de ce premier épisode... Il y a sans doute un peu de tout ça mais, une chose est sûre, j'ai accédé instantanément à sa requête de m'identifier à Peter, du moins de m'immerger complètement dans son existence le temps de ce pilote.
J'ai d'abord retrouvé dans ce personnage la candeur familière de Jason Segel mais dans une version complètement désespérée, comme si le poids des années lui avait fait troquer son trop-plein d'émotion contre l'apathie en guise de seul gouvernail d'une existence sinistre et répétitive. Puis, j'ai découvert la tristesse de ce quotidien soudainement bouleversée par l'incongruité d'un nouvel univers, celui d'une réalité alternative absurde où Peter se laisse plus ou moins volontairement engouffrer, conscient qu'elle est probablement le seul moyen de guérir ses maux les plus profonds. Le début de son aventure met en effet en lumière un monde où deux forces caricaturales -l'une ultra-capitaliste (l'institut Jejune) et l'autre ultra-libertaire (la Elsewhere Society)- s'affrontent dans le but de retrouver Clara, une jeune fille dont l'abstraite Divine Nonchalance pourrait changer à tout jamais l'existence humaine. Tout cela tient-il de la fiction ou de la réalité ? Une chose est sûre, la façon dont cet univers perce à sa jour les tourments intérieurs de Peter et les étincelles de sa rencontre avec une autre participante Simone semblent, elles, bien réelles et...
Pas le temps de reprendre mon souffle, je suis ensuite devenue Simone (Eve Lindley) dès le deuxième épisode sur un claquement de doigt du fameux narrateur, j'étais une jeune femme trans (cela ne devrait même pas être précisé tant la série évite intelligemment les clichés sur le sujet), également en proie à des doutes existentiels mais préférant suivre une destinée sans réelles attaches, où la fuite est le maître mot. Pour elle, la quête de Clara est un canular comme un autre, prétexte à s'échapper dans une forme d'insouciance, mais quelque chose de plus fort s'y dessine déjà par sa rencontre avec Peter, Janice et...
J'étais Janice (Sally Field), une femme âgée pensant être arrivée au bout du rôle que la vie lui avait confiée, sans autre possibilité de rebondir. Ce qu'elle considère comme un jeu particulièrement prenant pourrait peut-être devenir le meilleur tremplin pour y parvenir malgré son équipier Fredwynn...
J'étais Fredwynn (André Benjamin), ce participant atypique, persuadé que toute cette entreprise est le fruit d'une conspiration de hautes pontes et que seul son esprit brillant est capable de la révéler au grand jour...


Avec ce groupe éclectique de candidats ainsi façonné en quatre épisodes et dont l'unité va se construire bien au-delà, "Dispatches from Elsewhere" nous invite à suivre l'ascension de chacun vers la guérison par l'intermédiaire d'une prétendue fiction. Évidemment, leur perception personnelle de cette quête va souvent déteindre sur le spectateur afin de le faire douter ou non sur la réalité de sa teneur mais, au milieu d'événements de plus en plus extraordinaires, ils sont des facteurs humains déterminants, s'entrechoquant à la fois entre eux puis dans les circonvolutions fantasques de cet univers, toujours dans la perspective de dévoiler leurs failles avec l'espoir de les guérir.


Comment résister à une proposition de série aussi géniale ? Le discours métaphorique qui la gouverne est on ne peut plus judicieux et interroge déjà à ce stade sur notre rapport à la fiction et sur ce que l'on attend de son influence sur nos vies à travers nos écrans.
Comment résister à des personnages aussi attachants ? Par leurs défaillances, Peter, Simone, Janice et Fredwynn renvoient inévitablement à de multiples facettes que l'être humain adopte au moins une fois au cours de son existence. Même lorsque la série élargit le spectre de ses protagonistes, c'est toujours pour mettre les nouveaux arrivants au diapason du parcours accompli par les quatre principaux. Les prestations formidables de Jason Segel, Eve Lindley (quelle révélation !), Sally Field et André Benjamin leur donnent une âme incroyable qui nous poursuivra sans doute longtemps après la fin de la série (les seconds rôles ne sont pas en reste: Richard E. Grant, Cecilia Balagot ou Cherise Boothe sont remarquables).
Enfin, comment résister à la géniale folie de ce nouveau monde dans lequel ils évoluent ? Le mystère, la drôlerie et la poésie de ce jeu aux finalités obscures pourront tout aussi bien s'incarner dans une danse improvisée avec un Bigfoot au coin d'une rue, un voyage dans le temps face à son moi du passé ou dans les éléments peu à peu dévoilés sur Clara, messie des temps modernes. À l'instar de ses héros, l'univers de "Dispatches from Elsewhere" nous prend sans cesse à contrepied par ses nombreuses surprises, ses épreuves en apparence cocasses mais lourdes de sens sur la destinée de ses candidats et ses dirigeants capables de changer à tout moment les règles de ce jeu de pistes farfelu. Même sur la forme, la série est en totale osmose avec l'inventivité de son propos et de son déroulement, elle peut ainsi changer de format de narration d'une séquence à l'autre, en faisant appel à l'animation ou au noir et blanc dans l'optique de traduire le parallèle entre la magie irrésistible du jeu et le périple intérieur vécu par chacun de ses candidats. "Dispatches from Elsewhere" en devient ainsi une merveille de chaque instant à découvrir et une expérience à laquelle on rêve secrètement aussi de prendre part !


En soi, le septième épisode aurait pu déjà être une sublime conclusion à la série, un peu naïve certes mais qui correspondrait tellement à l'image de Jason Segel par l'innocence touchante des émotions qu'elle véhicule vis-à-vis des personnages principaux (impossible de pas succomber à son acte final !). On ne dévoilera pas en détail le contenu des trois derniers épisodes, rassurez-vous, mais sachez juste qu'ils vont encore donner une toute dimension au propos de "Dispatches from Elsewhere", repoussant cette guérison métaphorique de nos souffrances par la fiction dans des proportions narratives qu'il était (quasiment) impossible d'envisager au départ et à un degré d'intimité avec son auteur d'une audace impressionnante.
Car, oui, à la fin, il restera Jason Segel, l'auteur d'une série sans pareille, où le parcours de l'homme a rencontré celui de sa propre création artistique pour aboutir sur ce qui restera probablement comme le chef-d'oeuvre de sa carrière.
La série a bien entendu quelques défauts qu'elle reconnaît malicieusement elle-même en cours de route mais, dans le fond, peu importe, j'ai adoré l'odyssée émotionnelle unique offerte par "Dispatches from Elsewhere". Un énorme coup de cœur.
Je suis dans "Dispatches from Elsewhere". Nous le sommes tous.


9.5/10

RedArrow
9
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le 1 août 2020

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RedArrow

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