South Park par Urkyjo

Derrière le divertissement, la fable sociale : South Park

13 août 1997. Comedy Central. Diffusion du premier épisode de la série animée South Park. Les vingt minutes du programme sont suivies par 6 millions d'américains. On assiste à la naissance d'un show au ton très cru et provocateur. Au travers des aventures de quatre enfants d'une petite ville du Colorado se dessine une satire sociale.
Le générique donne le ton du dessin animé, d’abord par un avertissement visuel (« Tous les personnages et les événements de ce dessin animé, même ceux basés sur des faits réels, sont totalement fictifs. Les voix des personnes célèbres que vous pourriez entendre sont des imitations (pitoyables). Les dialogues de programme sont d'une parfaite vulgarité et pour cette raison ils devraient être interdits à tout public. »), puis par une musique entraînante accompagnée de paroles vaudevillesques :
Les Claypool — J'prends la route de South Park histoire de prendre un peu l'air !
Stan et Kyle - Que des visages amicaux ! Des gens gentils bien comme il faut !
Les Claypool — J'prends la route de South Park et j'oublie toutes mes galères !
Cartman — Y'a d'la place pour se garer ! Tout le monde vous dit BONNE JOURNEE!
Les Claypool — J'taille la route pour South Park histoire de m'calmer les nerfs
Kenny — Mmmm mmmm mmmmmm mmmmm mmmm mmmmm mmmmm mmmmm
Les Claypool — Alors suivez-moi à South Park et j'vous présenterai des potes !
Traitant continuellement de sujets d’actualité, les auteurs de South Park poussent Kyle, Cartman, Stan et Kenny dans des situations hors des limites du politiquement correct. Tous les sujets « tabous » que l’on peut rencontrer sont traités de manière frontale. Ainsi : handicapés, pauvres, scientologues, terroristes, religieux, hyperconsommation, drogue, racisme (anti-juif notamment), guerre… Rien ni personne n’est épargné.

Tout ceci dans une construction intelligente et ludique. Les enfants se rendent à l’école, créent un problème (malgré eux le plus souvent), essaient d’y faire face le plus innocemment du monde, puis les adultes s’y mêlent, c’est le foutoir et on finit par une morale habile lancée par Kyle ou Stan (la conscience de la série), qui délivrent une vision très libertarienne et compréhensive de la société actuelle. Gratuitement trash et vulgairement grasse, elle permet au spectateur quel qu’il soit de se créer sa propre opinion des actualités. En effet, les idées contradictoires fusent pendant les épisodes, offrant la possibilité d’un débat ou, à défaut, d’une réflexion au-delà de la série. Si l’on en croit le générique, mais aussi les auteurs Trey Parker et Matt Stone, leur objectif est avant tout de faire rire les gens, et non de prêcher une opinion politique.

Si la série marche encore après toutes ces années (17 pour l’instant), c’est parce qu’elle n'est pas cynique. Au contraire elle est très optimiste. Quoiqu'il puisse se passer dans l'épisode, à la fin, on se dit qu'on a passé un bon moment. Personne n’a envie de mater la télévision pour s'entendre dire que notre monde craint, qu’il n’est que merde et qu’elle finira indubitablement par déteindre sur nous. South Park se révèle au final être une fable sociale à mettre entre les mains de tous les méchants qui veulent détruire la Terre.




On terminera par un essai pompeux d'analyse du double épisode de South Park, Cartoon Wars, diffusé les 5 et 12 avril 2006 sur la chaîne Comedy Central. Épisodes 3 & 4 de la saison 10.

Résumé du double épisode :

La FOX annonce la diffusion d'une représentation de Mahomet (le prophète musulman) dans le prochain épisode des Griffin. Les habitants de South Park, par peur des représailles du monde musulman, se réfugient dans la salle des fêtes de la ville. Heureusement, la FOX décida au dernier moment de censurer l'image.

Nouveau rebondissement : une nouvelle image, cette fois-ci non censurée, sera diffusée la semaine suivante! Cartman, un jeune habitant de la ville, décide de se rendre au siège de la FOX, afin d'y faire déprogrammer l'épisode au cœur de la polémique. Aux premiers abords, son intention est honorable (il trouve cela très offensant envers les musulmans). Cependant, nous découvrons au fur et à mesure de l'épisode que son but est simplement de faire annuler la diffusion de la série Les Griffin (qu'il n'apprécie guère).

Pourquoi tant d'agitation? Parce que partout au Moyen-Orient, des musulmans brûlent des drapeaux américains, et les chefs terroristes Oussama Ben Laden et Ayman al-Zawahiri menacent les États-Unis de représailles, si l'épisode des Griffin est diffusé. Des manifestations sont organisées, suivies par une masse incroyable de gens. Pendant que Cartman et Kyle (un autre jeune de South Park) se battent (littéralement) pour leurs idées (précisons que Cartman est pour la censure de l'image, et que Kyle défend la liberté d'expression, désirant que le président de la FOX diffuse la représentation de Mahomet), le président américain Georges W. Bush organise une conférence de presse, afin d'expliquer aux journalistes que rien ne peut être fait à l'encontre des auteurs des Griffin, car ceux-ci sont protégés par le premier amendement de la Constitution (liberté d'expression).

Au final, l'épisode controversé des Griffin est finalement diffusé à la télévision. Dès que l'image de Mahomet est apparue, les terroristes islamistes ont lancé leurs représailles. Il s'agit d'un film estampillé Al-Qaïda, dans lequel les Américains se défèquent dessus. Nous y voyons le président américain Bush faire ses besoins sur deux citoyens. Il y a également une femme enceinte (alors qu'elle n'est pas mariée), ainsi que Jésus.

Contexte

Les épisodes ont été diffusés sur le réseau américain (Comedy Central) les 5 et 12 avril 2006. Quelques mois plus tôt, fin septembre 2005, le journal danois Jyllands-Posten avait publié une douzaine de caricatures du prophète musulman Mahomet, suscitant de vives réactions au sein du Moyen-Orient. La société islamique danoise exigeait des excuses de la part du journal, ainsi que le retrait pur et simple des caricatures. De plus, des menaces de mort ont été proférées à l'encontre des dirigeants du journal, ainsi qu'aux dessinateurs. Cette affaire secouera la liberté de la presse (et a fortiori la liberté d'expression) pendant de longs mois. Entre menaces et manifestations violentes, le monde occidental oscille entre défense de la liberté de la presse et peur du terrorisme islamiste.

La série animée South Park est réputée célèbre grâce à son ton cru et provocateur. Dans cette optique, elle aborde souvent les sujets polémiques : avortement, censure, drogue, réchauffement climatique, nazisme, homosexualité, religion, politique, racisme, euthanasie… L'esprit choquant de la série n'est sans nul doute pas étranger au succès du show.

Analyse

Les auteurs de South Park s'attaquent ici à un sujet très sensible qui n'était que peu évoqué dans le show, de manière ostensible en tout cas. Trey Parker et Matt Stone mettent en exergue la polémique de l'époque, à savoir, la représentation de Mahomet.

Selon certains théologiens, le coran interdit toute figuration de statue d'idole. C'est ainsi que Mahomet est souvent représenté par un nimbe de flamme d'or, ou une flamme seule. Chose étonnante, puisque de nombreuses calligraphies d'auteurs musulmans, le représentent comme un homme. Ce point précis est à la base de la polémique.

En quarante minutes, South Park décrie l'absurde hypocrisie de cette polémique. L'objet sous-jacent à ce contexte est simplement la censure. Dans toute société, il existe des tabous que l'on ne peut enfreindre sous provoquer l'ire de certains voire d'une grosse partie des membres d'un groupe. La religion est un des sujets les plus sensibles et délicats. Le scandale est toujours proche, lorsqu'une émission, série télévisée, ou un film, en fait une critique, ne serait-ce qu'implicite.

L'épisode nous plonge d'emblée dans l'irrationnel. L'annonce de la diffusion d'une représentation de Mahomet sème immédiatement la panique au sein de la petite ville de South Park : les gens deviennent des furies, pillent les magasins, sortent leurs armes… avant de se réfugier au centre communal.
Stan - Papa, il se passe quoi, on peut savoir?
Randy March - C'est une horreur! Une importante chaîne de télé américaine va diffuser un dessin animé avec le prophète des musulmans Mahomet comme personnage.
Stan – Qu'est-ce que ça peut faire?
Randy – Stanley, Mahomet est sacré pour le peuple musulman. Depuis l'affaire des caricatures au Danemark, les choses ont changé : plus personne ne peut montrer l'image de Mahomet désormais.
La polémique autour des caricatures danoises est directement citée. De plus, en créant un environnement totalement irrationnel et apeuré, les auteurs donnent le ton : humour et absurdité.

Ce qui est le plus troublant à la vue de l'épisode, mis à part l'incongruité des situations, est la peur des habitants. Alors même que rien n'a été diffusé, qu'aucune menace n'a été émise, tous sont effrayés des conséquences possibles. Et cela prend des proportions ahurissantes. Une scène intéressante du show arrive lorsqu'un universitaire prêche comme technique de défense la "sourde-oreille" : "Voici ma théorie : les islamo-terroristes menacent de s'en prendre à nous, à cause de ce que les Griffin vont faire, parce qu'ils font l'amalgame et nous croient avec eux. Notre seul espoir est de faire comprendre aux islamo-terroristes que nous ne sommes pour rien dans l'épisode sur Mahomet. C'est pourquoi même s'il est diffusé, nous ne le regarderons pas, nous ne l'écouterons pas, et bien sûr nous n'en parlerons pas!". Pas vu pas pris en quelque sorte. Le peuple de South Park s'auto-censure.

De plus, les auteurs font une interjection directe à cette mode du politiquement correct trop excessif qui règne sur les écrans de télévision. Ainsi, en annonçant le prochain épisode, ils écrivent : "Les présidents de chaîne se battront-ils pour la liberté d'expression, ou Comedy Central se déballonnera?". De fait, l'épisode montre le caractère prévisible de la censure des producteurs.

Afin de définitivement ancrer Cartoon Wars dans la censure, et accentuer l'effet comique de répétition, le début de l'épisode suivant commence avec le personnage de Mahomet, censuré dans l'émission de Terrance and Phillip, Mystery at the Lazy "J" Ranch. Les deux acteurs de ce show dans le show, vont d'ailleurs se plaindre auprès de la Canadian Broadcasting Company :
PHILLIP – Hey vous avez censuré l'image de Mahomet dans notre numéro spécial!
NETWORK PRESIDENT – Vous connaissez les règles : plus personne ne peut montrer l'image de Mahomet, c'est trop dangereux!
TERRANCE – Mais ça flingue tout l'épisode!
NETWORK PRESIDENT – Je veux pas risquer la vie des gens qui travaillent sur cette chaîne.

Tourner ainsi en dérision la censure actuelle nous laisse penser que les auteurs (Trey Parker et Matt Stone) sont des défenseurs inconditionnels de la liberté d'expression. Ils ont d'ailleurs déclaré le 16 juillet 2008 au Montreal Mirror que s'ils désiraient parler d'un sujet, d'une personne, ils le faisaient.

Dans le double épisode Cartoon Wars, les auteurs appuient tout de même sur la place délicate qu'ont les chaînes et producteurs.
FOX' PRESIDENT – Et si j'autorisai la diffusion de l'épisode, mais en censurant l'image de Mahomet, ça irait?
KYLE – J'aimerais que ce soit suffisant, mais si vous censurez encore Mahomet, bientôt on vous demandera de censurer autre chose.
CARTMAN – Pas de cours de morale Kyle!
KYLE – Si vous ne montrez pas Mahomet, c'est que vous faites une distinction entre les sujets dont on peut plaisanter, et puis les autres. Soit on peut rire de tout, soit on peut rire de rien.
L'anecdote amusante gravitant autour de l'épisode, est que les dirigeants de la Comedy Central vont censurer l'image de Mahomet dans Cartoon Wars, en raison du respect religieux (dans la deuxième partie de l'épisode, on pouvait y voir le prophète musulman). Le producteur exécutif de la série, Anne Garefino, a révélé que les producteurs avaient donné le choix aux auteurs de censurer la scène de Mahomet eux-mêmes, ou de laisser la chaîne Comedy Central le faire. Cette petite histoire nous montre que les buts des réalisateurs (ici, défendre la liberté d'expression et dénoncer la peur irrationnelle du terrorisme) ne coïncident pas systématiquement avec la ligne éditoriale de la chaîne (qui paradoxalement est connue pour ses programmes décalés, fondés sur l'humour et le rire, avec un brin de provoc').

La scène sur laquelle apparaissait Mahomet a été remplacée par un carton indiquant :
In this shot Mohammed hands a football helmet to Family Guy
Leur décision précipitée de censure a été motivée par la peur de représailles violentes, plutôt que de préserver la foi musulmane. Cette décision explique sans nul doute la présence de la scène finale, non censurée. Les terroristes lancent leurs représailles, un film d'Al-Qaïda : les Américains se défèquent dessus. Cela va de l'américain moyen, à la femme enceinte, au président des États-Unis, en passant par Jésus.
Je suis américaine et j'ai un polichinelle dans le tiroir et je suis pas mariée.
Regardez-moi je suis Jésus! Vous voulez que je fasse caca sur vous, Monsieur Bush
Hum, miam-miam le caca!
Voilà les américains, prenez ça dans vos dents, on vous a douché! C'était beaucoup plus marrant que les Griffin!
Cette scène finale, où des hommes (y compris Jésus-Christ) se défèquent les uns sur les autres, ainsi que sur le drapeau américain, n'a pas été censurée par Comedy Central. Comme une sorte de réponse à cette censure, les réalisateurs mettent en place sur Southparkstudios.com, une plate-forme de streaming légale où chaque épisode peut être visionné gratuitement.

En morale de l'épisode (une habitude dans South Park, la plupart des épisodes s'achevant avec la morale), le président américain George W. Bush déclame :
Hey, c'était pas si méchant que ça : ils ont juste montré Mahomet qui attendait, il avait l'air normal.
Les auteurs montrent avec ce double épisode qu'en réalité le fait est que les deux cultures, occidentale et islamique, ne se comprennent pas et qu'il est presque certain que si les grandes instances religieuses du Moyen-Orient avaient compris que la représentation n'était pas offensante, il n'y aurait pas eu de controverse.

Conclusion

Voyez, j'ai appris quelque chose aujourd'hui : la liberté de ton est à double tranchant et la véritable censure n'est pas forcément là où on le croit. Il existe en effet la censure morale, mais qui est finalement nettement moins forte que celle concernant les grands questionnements philosophiques.

Au-delà de cette problématique récurrente du moralement correct, nous devons apprendre à parler des sujets qui fâchent plutôt que de les esquiver en prétextant toujours que ce n’est pas le bon moment ou qu’on n’a pas d’avis sur le sujet (on en a toujours un, même s’il peut évoluer au gré des arguments d’autrui et de sa propre vie). Il n’y a pas pire aveugle que celui qui ne veut pas voir.

On peut et on doit rire de tout, mais pas avec tout le monde. L’humour extrême est une arme à manipuler avec beaucoup de précautions, mais c’est une nécessité pour une société qui connaît des crises profondes. En effet, le rire caricatural est une forme de violence non physique qui permet justement d’exprimer avec la pointe du stylo ce que d’autres diraient avec leurs poings! L’humour trash a cette qualité qu’il fait réagir tout le monde, même si certains rient jaune, mais au moins il permet de se rendre compte de l’état moral d’une société en cela qu’il participe à définir les limites du convenable.