Le Canard Réfractaire
4.5
Le Canard Réfractaire

Émission Web ()

8 avril 2024. Le Canard réfractaire poste une vidéo bilan.

La chaîne vient d’atteindre ses 300 000 abonnés, et au lieu de la traditionnelle FAQ de circonstance, Yohan Pavec et Nina Debowski, les deux figures affichées du Canard, préfèrent regarder dans le rétroviseur et remettre les choses en perspective sur ce qu’est devenu leur « média » ; une entreprise qui n’a rien du luxe tant, en cinq ans, l’animal a su changer de forme.

Pour moi-même qui l’avait laissé de côté pendant quelques temps, j’avoue d’ailleurs avoir peiné à y retrouver mes marques. Une mise-à-jour s’imposait.

Une nouvelle critique aussi.


Cette vidéo du 8 avril se veut tournée à la cool. Le ton y est convivial, décontracté.

Yohan et Nina passent brièvement en revue les quelques étapes-clefs qui ont fait l’histoire de leur fameux Canard.

D’abord sa naissance en mai 2019 en tant que « média local » armoricain ; à mi-chemin entre promoteur d’une agriculture écolo et relayeur du mouvement social des Gilets jaunes. YouTube n’y était alors qu’un canal de diffusion parmi d’autres, délaissé du propre aveu de Yohan au profit du blog, du compte Facebook et de l’édition papier.


Vient ensuite le décollage de la chaîne, à peine quelques mois plus tard, avec les interviews de Franck Lepage. Figure de l’éducation populaire qui a su se faire un trou sur le net via ses conférences gesticulées, Lepage est celui qui va clairement doper les audiences du Canard. Les vidéos précédant son interview n’avaient accumulé (et n’accumulent d’ailleurs encore aujourd’hui) que quelques centaines de vues. Lepage, lui, génèrera pour son premier passage plus de 9 000 visionnages. Et si je précise « premier » c’est parce que, bien évidemment, le bon Yohan et sa partenaire de l’époque, Myriam Pommelec – seuls anatidés barbotant à cette époque dans la petite mare à canard – ne manqueront pas de renouveler l’expérience quand ils en constateront les effets.

Douze vidéos en douze jours. Une dose quotidienne de cinq à dix minutes de Lepage pendant presque deux semaines, et c’est entre 70 000 et 100 000 internautes qui se retrouvent soudainement à visionner les posts de cette chaîne YouTube toute fraîche.

A partir de là, chaque nouvelle publication dépassera les mille vues, et le retour régulier de Lepage sur la chaîne, additionné à celui d’Etienne Chouard – autre figure de proue de la contestation née sur Internet – permettra au jeune Canard de prendre progressivement son envol…


Et puis survient la crise sanitaire du Covid 19.

Le Canard n’a plus autorisation de sortir de l’eau et c’est tout le modèle de diffusion du format papier qui se retrouve en voie d’être noyé. C’est à ce moment-là que Yohan et Myriam entendent vraiment prendre YouTube à bras le corps. Afin de ne pas perdre le début d’audience constituée, décision est prise, le 26 mars 2020, d’assurer une revue de presse quotidienne.

Le format est court, rédigé à la va-vite et réduit à du simple face cam', amateur certes, mais propre malgré tout. C’est la première apparition de Yohan à l’écran. C’est aussi l’installation d’une formule qui va être amenée à devenir l’ADN constitutif du Canard, pour ce qu’elle aura de meilleur comme pour ce qu’elle aura de pire.


Parce qu’en effet, se revoir cette toute première revue de presse avec quatre ans de recul, c’est quand même entendre ce bon Yohan se satisfaire que le gouvernement autorise enfin les médecins à prescrire de l’hydroxychloroquine aux patients malades du Covid ; octroyant au passage un petit coup de polish à destination de Didier Raoult.

Alors certes, c’est facile de juger quand, avec le recul, on sait désormais toute l’inefficacité et la dangerosité du traitement préconisé par l’idole marseillaise désormais déchue, néanmoins cela révèle en parallèle toutes les limites qu’il peut y avoir à relayer de l’information à chaud, produite par d’autres, et sans un regard d’expertise particulier. (Et, de cela, on en reparlera forcément).

Car la mue du Canard ne s’arrête pas là.


Petit-à-petit, au cours des mois qui suivent, les revues de presse commencent à s’espacer un peu plus, laissant de la place pour d’autres formats. Interviews ; fact checking des déclarations gouvernementales avec les épisodes Les faits sont têtus ; des chroniques rétrospectives des Bulletins réfractaires et autres Revues réfractaires : beaucoup de rubriques différentes qui, dans les faits, désignent malgré tout un contenu globalement identique : un contenu dans lequel notre bon Yohan nous parle devant une caméra, en réaction à des actualités publiées dans la presse ou sur les réseaux.

Il reste néanmoins vrai que, durant cette période, une maturation s’opère.

Yohan se montre sans cesse plus à l’aise dans l’exercice. Le propos est limpide. La diction fluide. Le rythme maitrisé. Et puis surtout, avec l’aisance et le temps, vient progressivement une certaine prise de distance dans la manière de commenter l’actualité…

…Et c’est d’ailleurs avec ce genre de vidéos que, pour ma part, je me suis retrouvé, pour la première fois, à plonger le bec dans la mare aux canards.


Ça s’est passé, me concernant, le 17 mars 2021. Jean Castex venait de faire son passage chez Samuel Etienne sur Twitch et tout le monde en parlait. Et comme je voulais me faire une idée de ce qu’avait dit le Premier ministre de l’époque, mais sans à devoir me coltiner tout le live, j’ai décidé d’aller faire un tour sur des vidéos qui entendaient traiter de la question. Et c’est par le jeu mystérieux des recommandations de la plateforme que je me suis retrouvé face à ce pseudo-bab qui parlait tout en soignant ses plantes. C’était mon premier contact avec le Canard et je pense que, encore aujourd’hui, ça reste ce que cette chaîne m’a apporté de mieux en termes de contenu.

Pas de revue de presse dans ce cas de figure. D’ailleurs, pas de prétention à informer non plus. Non, pour le coup, le Canard entendait juste nous livrer une grille de lecture, toute personnelle soit-elle. Une analyse.

Même dispositif quelques semaines plus tôt quand il a été question de revenir sur le projet des influenceurs McFly et Carlito de faire une vidéo en partenariat avec l’Elysée, et toujours la même chose quand, quelques semaines plus tard, il a été question du clivage gauche/droite sur Internet.

En fait, je me rends compte qu’entre le Canard et moi, tout va bien tant que ce dernier se contente d’une posture d’influenceur et surtout pas d’informateur…

…Dit autrement, tout va bien tant que le Canard n’aspire pas à jouer un rôle de média.


Et voilà qu’on arrive donc au cœur du problème.

Parce qu’en effet – et vous l’aurez compris – cette désignation de média, ce Canardréfractaire la revendique. Tout le temps. Fondamentalement. Ce sont même les seuls mots que vous trouverez en description de la chaîne : « média indépendant ».

Or, qu’est-ce qu’un média ? Et a fortiori, qu’est-ce qu’un média indépendant ?

Si on se fie à Wikipédia, média, dans son sens courant, est à comprendre comme une contraction de l’anglicisme du mot mass media, désignant « tout moyen de distribution, diffusion ou de communication interpersonnelles […] qui [a] acquis une diffusion à grande échelle pour répondre rapidement à une demande d’information d’un public vaste, complétée dans de nombreux cas par une demande de distraction ».

Or, l’encyclopédie participative précise effectivement bien, au sujet de ces médias, que « dans les pays industrialisés, où [ils] se sont largement développés ; ils sont majoritairement détenus par de grands groupes industriels dont les dirigeants, proches du pouvoir politique, sont régulièrement critiqués pour instrumentaliser l’information à des fins partisanes plus ou moins reconnues… »

De là, faudrait-il sûrement comprendre qu’en se qualifiant de « média indépendant », le Canard réfractaire entend non seulement se poser comme un organe de presse aspirant à informer (voire à divertir), mais surtout que cet organe – de par son indépendance – serait en mesure de se constituer en tant que digue face aux médias sous influence partisane…

Et là, moi, je coince.


Alors bien sûr, je me doute bien que, arrivés à cette étape de votre lecture, certaines et certains d’entre vous seraient tentés de réagir, pensant percevoir dans la tournure de mon propos, une volonté de prêter au Canard une prétention qu’il n’a pas.

Car il est vrai que, ni Yohan, ni Nina, n’ont jamais cherché à cacher leur penchant à gauche, ni même leur proximité idéologique avec la France insoumise. Dès 2021, Yohan disait déjà de lui-même, lors d’un live Twitch chez Dany & Raz, qu’il était un « mélenchonniste gilet-jauné » et son récent passage sur la chaîne de l’influenceur communiste Pas Dühring n’a fait que confirmer cette ligne pleinement assumée. « On reste léninistes » (38’16’’) disait-il sans pudeur aucune.

De là, il serait effectivement tentant d’en déduire que personne dans son public ne saurait être dupe de la ligne affichée et qu’en conséquence on ne saurait reprocher à ce Canard un quelconque manque de transparence sur ce qui constitue son identité, son fonctionnement et encore moins ses valeurs…

…Et franchement, c’est un raisonnement auquel j’aurais pu adhérer s’il n’y avait pas eu cette revendication du Canard à se présenter comme un média indépendant.


Parce que bon, je pense que personne ne me contestera ce fait : quand le Canardréfractaire se dit « média », il mobilise bien ce terme dans le sens évoqué plus haut au sein de cette critique ; c’est-à-dire comme celui qui découle de la contraction de l’anglicisme mass-media. Dit autrement, il le mobilise bien en tant que synonyme d’organe de presse.

Or, si média il prétend être, de quel type de média se revendique-t-il ? Est-il média d’opinion ou média d’information ?

Alors certes, on pourrait très bien me rétorquer face à cette première interrogation, que l’un n’empêche pas forcément l’autre. Après tout, quel organe de presse aujourd’hui ne trahit pas son opinion dans sa façon de traiter l’information ?

Seulement rappelons ici, avant de continuer, ce qui distingue presse d’information et presse d’opinion ; distinction qui était d’ailleurs récemment au cœur des débats portant sur le renouvèlement des attributions de canaux de la TNT à des chaînes comme C8 ou CNEWS.

La presse d’information implique un travail journalistique ; à comprendre qu’elle implique le respect d’une méthodologie et d’une déontologie fixées par la charte de Munich ; charte au sein de laquelle on retrouve les devoirs de respecter la vérité ; de ne publier que les informations dont l’origine est connue ; de toujours formuler les réserves qui s’imposent quand celles-ci s’imposent ; de ne pas supprimer les informations essentielles ; de ne pas altérer les textes ni les documents ; de rectifier toute information publiée qui se révèlerait a posteriori inexacte ; de s’interdire le plagiat, la calomnie, la diffamation, les accusations sans fondement et – aussi et surtout – de ne jamais confondre le métier de journaliste avec celui du publicitaire ou du propagandiste.

Oui, tenir un média d’information, c’est devoir se plier à ces exigences-là. Certes, tout média est libre de se libérer de ce genre de contrainte afin d’exprimer son opinion sur ce qu’il veut et comme il veut – dans le cadre néanmoins fixé par loi – mais dans ce cas-là, il devient un média d’opinion.


Alors certes, on pourrait encore une fois très bien balayer toute cette question concernant le Canard réfractaire en actant le fait qu’il ne soit bien un média d’opinion et rien d’autre. Pourquoi pas…

…Mais le problème, c’est que ce n’est clairement pas l’image qu’il se donne.

Si on jette un coup d’œil sur les formats qui sont aujourd’hui proposés sur la chaîne principale du Canard, on tombe sur quoi ?

Prenons Vit’ faitpar exemple.

Vit’ fait c’est un nouveau format qui a été lancé le mois dernier et qui en est déjà, au moment de la rédaction de cette critique, à son onzième épisode. Chaque vidéo est courte, puisqu’elle ne dépasse quasiment jamais les dix minutes, et son objectif est assez clairement affiché : apporter du contexte et de la hauteur de vue aux évènements qui font l’actualité. Et effectivement, quand on regarde les sujets traités au cours du mois passé par Vit’fait, on est clairement dans le traitement de l’actualité toute fraiche : les déclarations étonnamment pro-palestiniennes de Biden (Vit’fait #1) ; la crise électorale au Sénégal (Vit’fait #2) ; les déclarations d’Emmanuel Macron au sujet d’un potentiel envoi de troupes en Ukraine (Vit’fait non numéroté) ; les annonces de versements records de dividendes au sein des groupes du CAC40 (Vit’fait #4) ; la crise au Soudan (Vit’fait #5) ; l’attentat de l’Etat islamique perpétré à Moscou (Vit’fait #6) ; le positionnement géopolitique actuelle du Qatar (Vit’fait #7) ; l’assassinat d’humanitaires états-uniens par l’armée israélienne (Vit’fait #8) ; la montée d’un fronde anti-Netanyahu en Israël (Vit’fait #9) ; les tirs de l’Iran sur Israël (Vit’fait #10) ; ou bien encore – le dernier en date – le vote par le Congrès états-unien d’un budget d’aides militaires de plusieurs dizaines de milliards à destination de l’Ukraine.


Que des questions d’actualité donc et – surtout – que des questions traitées à la façon d’un bulletin d’information. Toutes les données fondamentales sont à chaque fois rappelées d’emblée. Tout est présenté comme si le spectateur découvrait le sujet. En cela, la vidéo est clairement pensée comme un document pouvant se suffire à lui-même ; comme un contenu à la fois d’information et d’analyse de l’information, tout en un.

Franchement, pour qui n’a pas le temps d’aller se rancarder ailleurs, la tentation pourrait être forte de se contenter de découvrir un sujet sur le Canard réfractaire et de s’arrêter à sa seule manière de présenter les choses. Alors oui, c’est direct, il y a un aspect « grandes lignes » et « coupes franches » à tout ça, mais n’est-ce pas le principe de ce format ? L’explication « vite fait »


Le problème c’est qu’avec le Canard, le vite fait se transforme très vite en raccourcis franchement discutables, mais il est vrai que, pour s’en rendre compte, encore faut-il s’être déjà renseigné ailleurs sur le sujet.

Par exemple, la récente crise au Soudan, moi, je l’ai découverte avec l’ami Yohan. En conséquence, quand j’ai fini de mater sa vidéo, j’avais l’impression que l’essentiel m’avait été dit.

Et même si j’avais effectivement ce sentiment de choses dites dans les « grandes lignes », malgré tout rien ne m’avait particulièrement choqué dans la présentation des enjeux… Et en même temps c’est normal… Rien ne m’a choqué, parce que je n’y connaissais rien à cette crise.

Par contre, sitôt j’ai abordé un épisode évoquant une question que je connaissais un peu que, soudainement, mon nez s’est mis à saigner.

Le dernier épisode en date, intitulé Vive le complexe militaro-industriel !, c’est par exemple un sacré tissu de conneries. En gros, si on suit le bon Yohan, si le Congrès étatsunien est prêt à financer la guerre en Ukraine, c’est uniquement parce que ça enrichit le complexe militaro-industriel. Juste ça. Rien de plus. Rien de moins.

Alors moi je veux bien que ce soit une donnée qui rentre en compte, mais réduire le soutien des États-Unis à l’Ukraine sur ce seul point, c’est quand même sacrément réducteur, et c’est un euphémisme !


Parce que, manifestement, pour le Canard réfractaire, les enjeux de positionnement par rapport aux maitrises de ressources, aux grands carrefours régionaux et mondiaux, aux luttes d’influence, voire même tout simplement à l’Histoire, tout ça c’est secondaire. Et c’est ainsi qu’on se retrouve – dans l’objectif, je le rappelle, de nous faire prendre de la hauteur de vue sur le conflit russo-ukrainien – à entendre des phrases aussi sidérantes de réductionnisme que ça : « le gros adversaire des États-Unis, c’est la Chine. C’est un bon concurrent économique avec qui il serait très rentable de faire la guerre côté USA, sauf qu’ils sont encore trop dépendants économiquement d’eux. [Donc,] en attendant que le complexe militaro-industriel chinois se forme pour rivaliser avec celui états-unien – histoire d’avoir une belle et longue guerre qui soit bien rentable pour les industriels – eh bien en attendant ce moment, tu as l’État russe qui fait quand même bien le boulot. »

Et parce que je suis bon prince, je vous mets la conclusion assenée par la vidéo, histoire que vous puissiez juger par vous-mêmes de la profondeur du niveau d’expertise : « bref, tout ça pour dire quoi ? Pour dire que nous nous retrouvons avec deux grands complexes militaro-industriels très importants avec les États-Unis et la Russie. Tu as aussi des industriels français qui essayent de ramasser les miettes et des bourgeois chinois qui développent tranquillement leur industrie de guerre en attendant que ça pète. […] Car même si la guerre en Ukraine s’arrêtait demain, le complexe militaro-industriel, lui, il restera. Soit il arrête de produire des bombes, plongeant les pays dans une grande crise économique, soit ils ouvrent de nouveaux fronts, signent de nouvelles alliances, réorganisent leur production mondiale et continuent de livrer des armes encore et encore et encore (sic) pour que les bourges continuent à toucher leurs profits. »

Franchement, moi face à des analyses comme ça, j’hallucine.


Ah ça ! Elle est loin la charte de Munich…

Et autant vous dire que la plupart des épisodes sont dans le même genre de réductionnisme, quitte à ouvrir très franchement le flanc à la contradiction.

Par exemple, moi quand j’entends dans le Vit’fait #9 que « les USA, ils veulent la guerre dans la région [ndlr : le Moyen-Orient], notamment pour casser les accords diplomatiques entre la Chine, l’Iran et l’Arabie Saoudite », je cille.

Toute la presse s’accorde aujourd’hui pour dire que les États-Unis cherchent à éviter l’escalade au Moyen-Orient. Et pour le coup, ça aurait du sens au regard d’une stratégie cherchant avant tout à juguler la Chine : éviter de s'affaiblir en s'éparpillant ; maintenir le status quo qui est pour le moment favorable à la puissance américaine ; concentrer son attention sur la zone Asie-Pacifique…

Mais alors du coup, tout ça me fait me poser une question : sur quoi s’appuie l’affirmation du Canard comme quoi les USA chercheraient à embraser le Moyen-Orient ? Cette analyse repose-t-elle sur quelque chose de tangible ou bien n'a-t-elle seulement été dictée par un banal antiaméricanisme primaire ?


Même chose concernant le Vit’fait #4 adressé, ce coup-ci, contre le « racket dont personne ne parle » ; à comprendre celui des bourgeois. Moi je veux bien qu’on mette en évidence la spoliation qu’opère le capital sur le monde du travail, mais ce n’est pas en enchainant les fausses informations que le Canard y parviendra.

Parce qu’on y dit quoi dans ce Vit’fait #4 ? On y dit notamment ceci : « les actionnaires, ils n’investissent pas dans l’entreprise. Les actionnaires, ils ont juste acheté une action à un autre actionnaire qui l’avait achetée à un autre actionnaire, qui l’avait achetée à un autre actionnaire, etc. Donc les actionnaires ne financent pas l’entreprise. Ils sont juste au-dessus et ils prennent un max de dividendes issus de cette entreprise pour ensuite racheter d’autres actions. »

Or ça, bah désolé, mais c’est quand-même grandement faux.

Parce que bon, comment sont financés les investissements dans une grande entreprise capitaliste ? Soit ils sont financés sur les capitaux propres de l’entreprise, ce qui se décide en CA, donc ce qui relève grosso modo de la volonté des actionnaires ; soit ils sont financés par émission d’actions afin d’augmenter le capital de l’entreprise, ce qui conduit – littéralement – à faire des actionnaires les uniques acteurs de l’investissement.

Bref, quand moi j’entends ces propos-là dans un média – et quand bien même je suis révulsé par l’hégémonie de l’économie capitaliste au point d’aspirer à son renversement – la première chose que je me dis, c’est que les auteurs de ce propos ne savent visiblement pas de quoi ils parlent. Pire, ils n'ont peut-être même pas cherché à le savoir.


Car, de toute cela, moi, j’ai effectivement fini par en tirer une évidence. Et cette évidence c’est que le Canard n’aspire manifestement pas à informer. Non, ce à quoi semble aspirer le Canard, c’est à marteler.

Des vidéos, sur la chaîne principale du Canard, il en sort tous les deux à trois jours en moyenne. Et à côté de ça, les équipes du Canard alimentent une chaine secondaire, appelée Actu réfractaire et sur laquelle on retrouve un journal quotidien produit selon le modèle d’un JT. Et autant je peux trouver louable que, au sein de cette fastueuse production, on fasse régulièrement une « météo des luttes » pour rendre visible les actions sociales qui se mettent en place un peu partout en France, autant je regrette que tout ça soit noyé dans un fatras informatif produit sans honnêteté ni rigueur.

Rien que dimanche dernier (pour info : le 21 avril 2024), j’entendais encore le bon Yohan nous parler des attaques perpétrées sur les sites nucléaires iraniens sans jamais savoir comment prononcer le nom de l’une des plus grandes et plus anciennes villes du pays : « isfahanne », puis « ispahanne », puis à nouveau « isfahanne ». Putain, mais quelle inculture…

Et en même temps quoi de plus logique ! Tu sens bien que les gars ne sont pas là pour approfondir leurs connaissances sur les sujets qu’ils traitent ! Ils sont juste là pour produire du contenu au kilomètre afin de procéder à de la captation puis à de la rétention d’auditoire, histoire d'imposer leur narratif…

…Et tout cela à la bonne vieille manière d’un CNEWS et d’un BFM. Vous savez, ces chaînes que le Canard est censé combattre…


Alors on pourrait me rétorquer face à tout ça que ce serait de bonne guerre ; que ce serait de la méthode crasse contre une autre méthode crasse. Yohan lui-même ne s’en ait d’ailleurs jamais caché. Dans une vidéo assez ancienne (18 septembre 2020), il assumait notamment le fait que le Canard soit un média populiste ; vidéo dans laquelle on retrouvait notamment toute la rhétorique mélenchoniste sur la question.

Et voilà comment on justifie le fait qu’en manquant de rigueur, en tordant un peu le réel, en allant un peu dans le sens des bas-instincts de ceux à qui on s’adresse, on fait le jeu de la révolution sociale.

Le pire, c’est que je suis persuadé que notre bon Yohan y croie, ne se rendant même pas compte que ce genre de discours a été formaté pour endoctriner des mecs comme lui ; des mecs sans trop de culture ; des mecs influençables ; des mecs malléables.

Et voilà comment le pantin en vient à légitimer l’usage des ficelles, croyant de ce fait justifier qu’il puisse vouloir en nouer dans l’esprit des autres, oubliant au passage de voir celles implantées dans le sien.


Le Canard réfractaire se dit média indépendant. Mais indépendant de quoi ? Indépendant de qui ? Des grandes puissances de l’argent ? Sûrement. Mais est-il vraiment indépendant de ses maîtres à penser ? Quelle distance le Canard est-il aujourd’hui capable de prendre à l’encontre de la Mélenchonie quand il s’agit de parler politique ou de société ? Quelle distance est-il capable de produire à l’égard du Monde diplomatique , d'Arrêt sur images ou surtout des médias moins rigoureux comme ceux tenus par Olivier Berruyer, telles les Crises, qui sont manifestement ses principales sources d’information et d’inspiration ?

Yohan Pavec s’était défendu, à l’époque où il s’était fait épingler par Conspiracy Watch au sujet du conflit russo-ukrainien, d’avoir joué le rôle de passe-plat de la propagande russe sur le sujet. Seulement voilà, quand bien même était-il sûrement sincère dans son démenti, que jamais le bon Yohan n’a su apporter d’éléments probants susceptibles de prouver son indépendance d’esprit sur la question. D’où venaient ses informations ? Quelles étaient ses sources ? A-t-il pu être abusé par elle ? …Autant de questions que le bon Yohan ne s’est sûrement jamais posées. Et c’est con parce que ce sont justement ces questions-là auxquelles invitent cette fameuse charte de Munich ; ces questions qui permettent de faire tendre le journaliste vers une réelle indépendance, plutôt que de le laisser à la merci de toutes les influences.


Personnellement, je crois le Canard réfractaire bien intentionné. Là n’est pas le problème.

Sa transparence au sujet de son financement, le dévouement évident de ses équipes, ainsi que ses multiples actions visant à relayer des luttes pourtant totalement invisibilisées, témoignent pour moi clairement en leur faveur.

Seulement voilà, à mes yeux, il est tout aussi manifeste que le Canard est en train de suivre la mauvaise voie. Sûrement toujours mû par l’énergie initiale que lui avait conféré le mouvement Gilets jaunes, le Canard semble vouloir resté attaché coûte que coûte aux conditions qui ont rendu ce vaste soulèvement populaire possible ; j’entends par là des positions politiques simples, un flou idéologique jamais vraiment soulevé et surtout une absence de culture politique permettant des associations inattendues mais sincères…

Néanmoins, il serait tout aussi bon que le Canard se rappelle au sort des Gilets jaunes : au bout du compte, ils ont fini par disparaitre tout aussi vite qu’ils étaient apparus. Et si la répression juridique et policière qu’ils ont subie a certes participé à cette disparition brutale ; l’absence de véritable assise intellectuelle et structurelle y a aussi joué un rôle premier.

C’est qu’on ne bâtit jamais rien de solide sur du flou et de la confusion. Et par rapport à ça, j’aurais d’ailleurs envie de demander aux gens du Canard quel type de révolution espèrent-ils alimenter en restant fidèles à ce confusionnisme-là.


Car oui, au Canard réfractaire, on a l’air encore aujourd’hui d’acter ça : organisation politique et organisation médiatique ne sont en fait que les deux faces d’une même pièce ; deux faces qu’il conviendrait d’investir d’un même état d’esprit militant. C’est en tout cas ce que semblait dire Yohan Pavec lors de sa récente interview donnée chez Pas Dühring : « en tant que révolutionnaire, on se pose la question du rôle des médias dans la révolution, et du rôle de la centralisation des médias dans cette révolution-là. En bon léniniste, si j’ai bien appris ma leçon, c’est qu’il n’y a pas trop de distinction entre une organisation politique et un média, parce qu’au début le média c’est l’organisation politique qui permet de rassembler tous les opposants sous le même truc et puis après de gagner la bataille politique jusqu’à la révolution. » (15’)

Et donc oui, moi, face à ce genre de propos, j’avoue rester sur le même questionnement : qu’espérer d’une révolution bâtie sur le flou, l’ignorance, les raccourcis simplistes et erronés, l’affranchissement d’une réalité des faits ?

Posé autrement, qu’espérer politiquement quand on fait le choix, plus ou moins conscientisé, de prendre les gens pour des cons ?


Parce qu’une autre approche du média est possible. Et une approche pas moins militante, soit dit en passant.

Car les hasards du calendrier ont voulu qu’alors que j’actualisais ma critique au sujet de ce Canard réfractaire, le doyen de la presse sociale – j’ai nommé l’Humanité – fête en parallèle de ça ses 120 ans d’existence. Or, qu’a décidé de faire le journal de Jaurès pour célébrer son anniversaire ? Il a juste décidé de rappeler aux mots de son premier éditorial. Des mots qui, en l’occurrence, sonnent comme un rappel salvateur pour quiconque entend réfléchir à ce que doit être un organe de presse au service des classes laborieuses. Des mots qui disaient ceci : « je sais bien quel est aujourd’hui, dans tous les pays, l’âpreté des controverses et des polémiques contre les socialistes. Je sais quel est le conflit des méthodes et des tactiques ; et il y aurait enfantillage à prétendre couvrir ces oppositions d’une unité extérieure et factice. L’union ne peut naître de la confusion. Nous défendrons toujours ici, en toute netteté et loyauté, les méthodes d’action qui nous semblent les plus efficaces et les plus sûres. […] La grande cause socialiste et prolétarienne n’a besoin ni du mensonge, ni du demi-mensonge, ni des informations tendancieuses, ni des nouvelles forcées ou tronquées, ni des procédés obliques ou calomnieux. Elle n’a besoin ni qu’on diminue ou rabaisse injustement les adversaires, ni qu’on mutile les faits. Il n’y a que les classes en décadence qui ont peur de toute la vérité ; et je voudrais que la démocratie socialiste unie à nous de cour et de pensée, fût fière bientôt de constater avec nous que tous les partis et toutes les classes sont obligés de reconnaître la loyauté de nos comptes-rendus, la sûreté de nos renseignements, l’exactitude contrôlée de nos correspondances. J’ose dire que c’est par-là vraiment que nous marquerons tout notre respect pour le prolétariat. Il verra bien, je l’espère, que ce souci constant et scrupuleux de la vérité même dans les plus âpres batailles, n’émousse pas la vigueur du combat ; il donne au contraire aux coups portés contre le préjugé, l’injustice et le mensonge une force décisive. »


Ces mots, ils devraient faire réfléchir les auteurs du Canard réfractaire. Ils devraient même tous nous faire réfléchir.

Militer tout en alimentant la confusion et la bêtise, c’est tout simplement militer contre l’intérêt de l’humanité toute entière.

Et histoire de conclure en offrant des perspectives plutôt que des simples sermons, je vous inviterais tous à considérer ceci. Toujours dans son interview chez Pas Dühring, Yohan expliquait la stratégie militante du Canard par le fait d’établir « une sorte de tunnel de vente révolutionnaire » en captant l’attention de l’auditoire avec « des vidéos qui sont courtes, qui sont accessibles et qui sont marrantes avec des blagues essentiellement sur le foot » dans le but de conduire ensuite ce public vers « des vidéos qui sont de plus en plus complexes, jusqu’au truc léniniste-marxiste […] sur le capitalisme. » (4’) A l’écouter, le summum de complexité que serait capable de produire le Canard, c’est ce genre de vidéo-là, c’est-à-dire – pour prendre le dernier exemple en date – ce machin appelé « Comment le capitalisme a créé Hitler » et qu’on pourrait résumer à un long laïus de près d’une demi-heure, intégralement non sourcé, qui se contente juste de passer son temps à marteler l’idée que le nazisme ne serait au fond qu’un pur produit du capitalisme allemand, rien de plus, quitte à faire des raccourcis et des occultations historiques drastiques face auxquels même le cœur de Johann Chapoutot peinerait à tenir.

Je ne vous force pas à vous mater toute la vidéo du Canard (moi-même je ne me suis pas infligé ça), par contre je vous invite à en visualiser quelques minutes juste histoire d’être en mesure de comparer la nature du travail qui y a été réalisé avec celui qu’on retrouve dans cette autre vidéo, produite par la chaîne Yann Bouvier | YannToutCourt intitulée Nazis et fascistes… Des socialistes ?

Cette vidéo de Yann Bouvier, elle dure moins d’un quart d’heure, ne pose même pas au centre de sa question les relations entretenues entre le capitalisme et le nazisme, et pourtant, sur son seul segment situé en 8’20’’à 8’49’’, elle apporte bien plus d’éléments probants et sourcés pour démontrer qu’il y avait effectivement connivence entre nazis et industriels capitalistes.

Voyez les deux vidéos, et dites-moi laquelle vous a le plus convaincu. Dites-moi laquelle vous a apporté le plus d’éléments factuels vous permettant de vous défendre face à la confusion diffusée en permanence par CNEWS et compagnie…

Pour moi, il n’y a juste pas photo. En vingt secondes, Yann Bouvier fait vingt fois mieux que Yohan Pavec en une demi-heure.


De là, quel enseignement je vous invite à tirer de cette comparaison ?

Eh bien, moi, je vous invite juste à considérer ceci. D’un côté on a la production d’un média militant et populiste cherchant sincèrement à aider la gauche mais qui, dans la pratique, ne fait que rajouter de la fumée confuse à celle que vaporise déjà continuellement – et de manière industrielle – des groupes tels que Vivendi-Canal+ ou CMA CGC. Et de l’autre, on a la production d’un simple prof d’Histoire qui, bien qu’il s’affiche ouvertement comme politiquement non-aligné, est parvenu en moins d’un quart d’heure, non seulement à dissiper le nuage d’intoxication informationnelle diffusé par CNEWS et compagnie, mais qui est, en plus de tout ça, a eu le mérite de rappeler à la réalité de l’Histoire du socialisme, du capitalisme, et de l’humanité toute entière.

Au final donc, le militantisme qui a été efficace dans toute cette affaire, ça a été celui qui a été fait au service de la vérité.

« L’union ne peut naître de la confusion, » disait un peu plus haut Jean Jaurès.

De son côté, le Canard réfractaire prétend, via la bouche de Yohan Pavec, chercher son profit dans le fait de « former des militants et de nous former aussi. » La route du Canard ne fait que commencer et il ne tient qu’à lui de la prolonger sur la voie d’un vrai militantisme vertueux au service de la cause sociale. Or, cette voie, c’est celle du média. Celle du vrai média. D’un média véritablement indépendant.

Alors que le Canard se forme, oui. Mais qu’il se forme d’abord au journalisme.

Qu’il produise moins mais qu’il produise mieux. Qu’il s’émancipe par l’acquisition d’un savoir véritable parce que vérifié. Qu’il coupe ces liens qui le réduisent à la fois à l’état de pantin mais aussi à celui de saoûleur de fumées.

Et surtout qu’il apprenne à respecter son auditoire. Qu’il apprenne à respecter la classe des travailleurs car, oui, ce sera par la loyauté de nos comptes-rendus, la sûreté de nos renseignements, l’exactitude contrôlée de nos correspondances que nous marquerons vraiment tout notre respect pour le prolétariat.

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le 13 sept. 2021

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