De tous les albums de Corto Maltese, ce tome 3, Toujours un peu plus loin, est d'ordinaire celui auquel je songe le moins - et à ce titre, celui que j'ai probablement le moins lu ; à moins que ce ne soit . Mais là où mon désintérêt de ce dernier est dû au peu d'estime que je lui porte, je n'ai jamais eu la moindre hostilité envers Toujours un peu plus loin. Alors pourquoi cet éloignement, alors que je connais la plupart des autres albums par cœur ?


La faute à un titre un peu vague, ne désignant ni toponyme ni peuplade, comme le fait d'ordinaire Pratt ? L'original en italien, Lontane isole del vento, "Lointaines Îles du Vent", est un peu plus poétique mais tout aussi imprécis. Ce n'est pas anodin : Toujours un peu plus loin se situe dans la continuité directe de Sous le Signe du Capricorne - il réintroduit Corto blessé et amnésique suite à un coup de feu reçu à la fin de cet album, reste sur le continent sud-américain, ramène certains personnages comme Steiner et Bouche-Dorée - tout en amorçant le recueil suivant, Les Celtiques, aussi bien en termes de cadre historique que d'intrigue. Sans doute ce pont a-t-il longtemps nui à son autonomie, chose dont ne souffre aucun autre album de la série : tous peuvent être lus indépendamment les uns des autres, dans n'importe quel ordre. Cet oubli est proprement injuste, car titre raté ou non, Toujours un peu plus loin n'a pas à rougir face à ses glorieux aînés et cadets.


Comme le veut la formule choisie par Hugo Pratt et son éditeur français Pif Gadget, il s'agit à nouveau d'un ensemble de courtes histoire d'une petite vingtaine de planches chacune. Têtes et Champignons envoie notre héros amnésique à la rencontre des indiens Jivaros, sur un ton résolument caustique et absurde. La Conga des Bananes est quant à elle la plus politique de toutes les saynètes écrites par Pratt, en dénonçant sans fards le soutien des puissances occidentales et du monde des affaires aux républiques bananières des Caraïbes. Vaudou pour Monsieur le Président mêle à nouveau farce et polar, avant que La Lagune des Beaux Songes ne plonge Corto et le lecteur dans le monde des rêves, autre thème récurrent chez Pratt. Enfin, Fables et Grands-Pères termine l'album sur une note particulièrement tendre : un drame familial sur fond d'esclavage des tribus amazoniennes.


Une fois encore, tous les ingrédients typiques de l'univers de Pratt sont présents à l'appel : certains sont même plus poussés que jamais, comme le songe, simple cauchemar d'adolescent dans Rendez-Vous à Bahia, élevé à présent au rang de choix de vie, ou plutôt de non-vie, par le capitaine Robin Stuart, déserteur de l'armée de Sa Gracieuse Majesté, parti noyer ses remords dans les nimbes hallucinogènes d'une lagune vénézuélienne. Tel un croisement entre Dante et Alice au Pays des Merveilles, ce pur produit de l'establishment anglais erre dans un labyrinthe éthéré où se croisent amis, ennemis, parents, amours et douleurs, tous rassemblés pour l'aider à trouver une paix refusée par la réalité. Touchante dans son évocation de la paix et brutale dans celle de la guerre, La Lagune des Beaux Songes a particulièrement enthousiasmé le fan de Star Trek que je suis, car elle n'aurait pas dépareillé dans l'univers de Gene Roddenberry.


Très cinématographique de par son découpage et sa mise en scène, La Conga des Bananes se détache également du lot en plaçant Corto, bien malgré lui, au beau milieu d'une sordide histoire de corruption à Mosquito, l'une des Îles Vierges britanniques. À en juger par leurs uniformes (et dieu sait si Pratt faisait attention à ce genre de "détails"), les Américains sont à l'origine du coup fourré, bien qu'ils soient pudiquement désignés sous le terme de "l'Union" - la rédaction de Pif Gadget, rattachée au PCF, aurait-elle eu peur d'être un peu trop directe dans sa dénonciation de l'impérialisme Made in USA ? Toujours est-il qu'il faudra attendre Tango quinze ans plus tard pour voir Corto affronter le capitalisme de manière aussi nette, dans un cadre citadin et enfumé qui contraste agréablement avec les jungles du reste de l'album. Cette histoire est également l'occasion d'introduire la meilleure femme fatale de l'univers prattien : Venexiana Stevenson, la tueuse à la coupe garçonne.


D'ailleurs, entre Tintin et l'Oreille cassé, Le Nid du Marsupilami et maintenant Corto toujours un peu plus loin, on ne peut pas dire que la cause des tribus amazoniennes manquait de soutien dans la BD de l'époque. Je ne suis pas sûr que cela ait changé quoi que ce soit pour les intéressés, mais je ne peux m'empêcher de remarquer que dans Fables et Grands-Pères, leur tortionnaire et esclavagiste s'appelle Mendoza, comme le semblable personnage de Robert De Niro dans le film Mission de Roland Joffé ! Simple coïncidence, sans doute, mais entre cela et ses faux-airs de Fitzcarraldo et Queimada, sans parler de la valise des Bananes rappelant Pulp Fiction, ce troisième tome dans son ensemble a décidément un agréable parfum de septième art... peut-être les studios devraient-ils se pencher sur lui plutôt que de s'évertuer à adapter Corto Maltese en Sibérie ?


En tout cas, Toujours un peu plus loin vaut décidément bien mieux que la négligence avec laquelle je l'ai considéré pendant longtemps. Égal si ce n'est supérieur à Sous le Signe du Capricorne dans son traitement de certains des thèmes chers à Pratt, il marque également une nouvelle étape dans l'univers graphique de l'artiste vénitien, dont les personnages dans leur ensemble et Corto en particulier deviennent plus rugueux, plus nerveux, plus réalistes ; à mes yeux il s'agit de l'apogée du style prattien, et il faudra attendre la seconde moitié de La Sibérie pour le voir prendre un nouveau cap. Et puisqu'on parle de cap, c'est désormais vers l'Europe que vogue le beau marin maltais, à la recherche d'une carte gravée sur une peau de moine. Inutile de vous dire que tout Breton que je suis, je me lèche déjà les babines à l'idée de revisiter Les Celtiques !

Szalinowski
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le 26 mai 2021

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