Enigma
7.5
Enigma

Comics de Peter Milligan et Duncan Fegredo (1993)

Il aura fallu 22 ans pour que la mythique mini-série Enigma de Peter Milligan et Dungan Fegredo paraisse enfin en France, publiée en France dans un beau recueil par Urban Comics en 2015. Elle était régulièrement mise en avant dans les revues spécialisées, citée dans Comics USA et Comic Box, probablement dans certains fanzines de comics tels que Scarce puis bien sûr évoquées par des sites amateurs sur Internet.

Mais elle n’avait encore jamais encore publiée par chez nous, le pays du festival d’Angoulême, tout de même. Le pays qui se vante d’aimer et de respecter la bédé.

Enigma est un titre publié au sein du prestigieux label Vertigo, une collection mature et audacieuse de DC Comics. Alors que les grands dessinateurs phares de Marvel quittaient le navire pour fonder Image Comics et lancer une multitude de titres où le dessin était joli mais le scénario inutile, DC Comics accordait en 1993 un espace de liberté où les créatifs étaient rois, où les scénaristes pouvaient se lâcher, où les dessinateurs les plus singuliers étaient acceptés.

Peter Milligan a fait partie de la vague d’artistes britanniques qui sont venus secouer les terres américaines entre la fin des années 1980 et 1990, aux côtés d’Alan Moore, Warren Ellis, Neil Gaiman et de Grant Morrisson. Il reprend d’ailleurs la série Animal Man de ce dernier et réécrit un personnage mineur de DC Comics, Shade, avec Chris Bachalo aux dessins, dont la série sera publiée chez Vertigo. Autant de prestations remarquées, mais qui sont le plus souvent inédites chez nous, décidément.

Il faut rappeler que la production DC a longtemps été à l’arrêt sur notre territoire, reprise timidement par Semic puis Panini dans les années 2000 qui préféreront mettre l’accent sur les grandes licences de l’éditeur plutôt que ses productions plus indépendantes labellisées Vertigo. Urban Comics a fait depuis un incroyable travail pour populariser la diversité du catalogue de DC Comics, même si les collants et les masques (et surtout ceux de Batman) restent prédominants.

La parution d’Enigma est donc un risque, d’autant que le nom de Peter Milligan n’a pas la même aura que ses confrères britanniques, et que le scénariste n’a rien fait de bien notable depuis le début des années 2000 et son incroyable série caustique X-Force/X-Statix (enfin rééditée récemment chez Panini). Mais quelle claque. Enigma est un petit bijou qui brouille les genres, les attentes, servi par le graphisme fascinant de Duncan Fegredo.

Le personnage central se prénomme Michael Smith, il a une vie classique, ordinaire, fade, un boulot, une petite amie, les relations sexuelles le mardi. Son existence atone prend un virage décisif quand il découvre l’existence d’un personnage mystérieux, L’Énigme, redresseur de torts flamboyant mais qui lui rappelle la lecture de certains comic-books quand il était enfant. Et ce n’est pas seulement le héros qui revient, mais aussi ses ennemis, toutefois dans des versions plus grotesques et plus sombres, plus inquiétantes et plus dangereuses. Il survit d’ailleurs de peu à la rencontre avec l’un d’entre eux.
Il est dès lors persuadé d’être relié à ces apparitions, d’être responsable de l’irruption de ce justicier masqué et de ses ennemis dans la réalité, dans un monde bien plus sombre que celui des illustrés aux couleurs agressives. Il arrive à convaincre Titus Bird, le créateur originel du comic-book de le suivre, déboussolé devant l’arrivée de ses créations perverties. Mais c’est aussi toute la société qui découvre l’Énigme, fascinée par le personnage, mais dont les implications dans ce nouvel ordre risquent de tout chambouler.

Enigma est une œuvre dense, mais pourtant claire, aux multiples pistes, sans perdre de vue le lecteur. Avec un tel mystère, une telle ambition, la conclusion pourrait être ratée, et pourtant Peter Milligan répond à toutes les interrogations, sans en dire trop, et sans décevoir. L’ensemble se tient avec une force incroyable, malgré toute la folie de son idée principale. Seule l’identité de la voix off, du narrateur, à la fois complice et amusé des évènements, ne satisfait pas, mais c’est probablement parce que Grant Morrisson en dit déjà trop à son sujet dans la préface. Ce commentateur averti s’amuse de nos attentes, ravive la curiosité, nous offre des pistes mais aussi nous fait partager les états d’âmes des personnages et les virages pris par l’histoire avec une certaine ironie. Et pourtant on reste fasciné par tout ce petit monde, étrange ou ordinaire, flamboyant ou confronté à ce fantastique perverti, grâce au talent d’écriture de Peter Milligan.

Grant Morrisson et Peter Milligan se sont connus pendant cette période créative bouillonnante et s’apprécient, ce sont de bons vivants aussi (mais plus amateurs d’alcools et de drogues que de bœufs bourguignons). Et cela cela se ressent, Enigma pourrait être un bébé de Grant Morrison, dans sa manière de brouiller les frontières entre la fiction et la réalité, entre l’imaginaire des comic-books et une réalité plus sombre et pénible.

Mais cette enquête au long cours est aussi celle d’un homme, qui va envoyer foutre en l’air sa paisible vie médiocre, pour se trouver un but, mais aussi se donner une importance, avec le risque dans les premiers épisodes que cela ne soit qu’une folie. Peter Milligan confronte d’ailleurs son lectorat à l’homosexualité masculine sans détours, avec une évidence simple, mais qui a dû faire grincer quelques dentiers un peu réac’ de l'époque.

Cette quête introspective de Michael Smith est d’autant plus forte qu’à travers sa résolution à se croire au centre, le lecteur va découvrir ses doutes et son passé, mais aussi les natures de son lien avec l’Énigme. Un ton tout de même positif dans un monde devenu fou, en tout cas perturbé, mais malgré tout avec son lot de désillusions, qui ne font que rendre Michael Smith plus sincère, plus humain.

Le risque avec une telle histoire de 1993 est de pouvoir la dater, parce que le trait est classique de ces années, justement daté. Ce n’est pas le cas ici, car le style choisi est visionnaire, hors du temps, loin des modes superhéroiques qui se succèdent.

Duncan Fegredo, qui continuera à travailler avec Peter Milligan et d’autres après, opte pour un trait tranché, un peu gratté, vif et relevé, dans des compositions parfois audacieuses, parfois tortueuses. Et pourtant toujours lisibles, toujours clairs, qui arrivent à créer la sidération devant la grandiloquence mystérieuse de L’Énigme, mais aussi un état d’esprit angoissé quand les événements s’enchaînent mal. La mise en couleurs en tons froids et passés de Sherilyn Van Valkenburgh ne doit pas être oubliée, tant elle joue évidemment pour beaucoup dans l’atmosphère fébrile et étrange de cette mini-série.

Avec une mise en forme aussi maîtrisée, atemporelle, et un scénario intelligent et malin, cohérent d’un bout à l’autre de son histoire pourtant pas si évidente à maîtriser, Enigma est bien l’un de ces comic-books cultes, pourtant toujours mal connu. Sa réédition bienvenue en France s’est faite discrètement, alors qu’elle aurait pu être nominée au Prix du patrimoine du Festival d’Angoulême.. L’œuvre restera certainement méconnue encore longtemps, mais son pouvoir de fascination est tel qu’il y a de grandes chances pour qu’un nouveau lecteur en devienne conquis, absorbé, dissous dans sa proposition. Qu’il en parle à son tour pour attirer de nouveaux fidèles. Et ainsi de suite.

SimplySmackkk
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le 2 mars 2022

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