Administrateur impitoyable d'un grand hôtel de luxe pour le compte d'un patron de la pègre, Kim Sun-woo est un homme d'habitudes, un être de rituels, ivre de contrôle, réglant son existence à la manière d'un métronome. Jusqu'au jour où sa routine vole en éclats, quand son boss lui demande de surveiller l'une de ses maîtresses et de l'éliminer s'il découvre qu'elle le trompe. Kim tombe sous le charme de la jeune femme et lorsqu'il la surprend dans les bras d'un autre homme, il renonce à exécuter l'ordre de son chef en lui laissant la vie sauve. Accusé de trahison, il devient ainsi la cible de son propre gang et d'une faction rivale, dont il vient d'attiser la haine...

Après Deux sœurs, splendide film d'épouvante où l'horreur se teintait d'une touchante mélancolie, Kim Jee-woon revisite avec A bittersweet life le genre du film noir, à travers une fresque citadine rendant un hommage vibrant au Samouraï de Jean-Pierre Melville. S'il conserve bien les principaux codes du genre (héros solitaire et ténébreux, nombreuses scènes nocturnes, ambiance étouffante), le cinéaste coréen parvient néanmoins à les contourner au profit de la construction d'un univers très personnel, caractérisé par un mélange des tons explosif, un art unique de la rupture et du décalage. « Le monde est trop absurde pour qu'on le représente de manière sérieuse au cinéma. Le monde est cruel, chaotique et ridicule » confie Kim Jee-woon. Sur le velours noir de son récit (la chute et la revanche sanglante de Kim Sun-woo), il vient ainsi greffer quelques savoureux fragments d'humour absurde (dont une confrontation aussi tordante que mémorable avec des marchands d'armes crétins), faisant basculer le polar vers une théâtralité étrange et fascinante. Thriller drôlement brutal, A bittersweet life sait aussi se montrer touchant lorsque la soif de sang vengeresse du héros laisse sourdre de ses blessures les lambeaux d'un mélodrame écorché, celui d'un amour impossible, d'une humanité inatteignable.

Bâti sur le déchirement de son protagoniste, dont la chute est provoquée par une perte totale de contrôle, le drame du film se déroule en suivant un crescendo implacable, d'une intensité foudroyante. L'occasion rêvée pour Kim Jee-woon de nous livrer des morceaux de bravoure ahurissants, douloureusement jubilatoires, s'inscrivant instantanément parmi les plus virtuoses du genre, de la séquence d'ouverture fracassante, qui explore dans ses moindres recoins le décor de l'hôtel où travaille le héros, à une fusillade finale d'anthologie où le sang coule à flots, en passant par l'évasion de Kim depuis un hangar où il est retenu prisonnier. Une batterie de téléphone portable, un bout de bois enflammé, une armée de sbires, la rage infinie du héros, et nous voilà plaqués au fond de nos sièges, les ongles plantés dans les accoudoirs. Mais l'ampleur des scènes d'action, si elle repose en grande partie sur la nervosité du montage et le réalisme agressif des combats, ne serait rien sans la performance électrique du fidèle Lee Byung-hun (que l'on retrouvera dans Le Bon, la brute et le cinglé puis J'ai rencontré le diable, du même auteur), qui s'investit corps et âme dans son rôle, incarnant avec une ferveur aussi discrète que ravageuse les blessures de son personnage.
Aussi à l'aise dans la baston que dans l'intimisme mutique des scènes d'accalmie, l'acteur fétiche de Kim Jee-woon donne au film une âme inoubliable. Gueule d'ange semeuse de mort, pétrie d'innocence et de fureur, d'élégance, de délicatesse et de barbarie (Kim déguste un sublime gâteau au chocolat noir - douceur amère par excellence - ou reboutonne sa veste de costard avant d'aller poutrer de la racaille). Le destin de Kim nous touche, d'abord par la tragédie qui s'abat sur lui mais surtout par son aspiration (sans cesse entravée) à une vie meilleure, une autre existence fantasmée loin de toute brutalité. Paradoxe troublant, Kim est une incarnation pure de la violence, rêvant en permanence à l'affranchissement de sa propre nature.
L'impossibilité de cette libération, apparaissant comme aussi utopique qu'absurde, emblématise la vision de la nature humaine par le cinéaste. Une vision noire, profondément pessimiste, mais d'une beauté bouleversante dans les horizons lumineux qu'elle effleure. Si A bittersweet life est un film ténébreux et brutal, toute sa précieuse substance pourrait bien résider dans son point aveugle, révélé ultimement lors d'un déchirant contre-champ : le sourire d'un homme répondant au regard d'une femme... de la musique... puis une larme émergeant d'un océan de sang... Puissance silencieuse d'un bonheur seulement frôlé, d'un rêve injustement mutilé. Puissance d'un cinéma qui parvient à étreindre les cœurs au détour d'un seul plan, d'une simplicité désarmante, et à graver, sur l'écran noir de ses images obsédantes, la douceur éphémère et les amertumes de la vie. Du très grand art !

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le 13 mars 2012

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