À en juger par la pléthore de critiques mitigées, voire franchement déçues, s'acharnant sur de soi disant défauts de construction et sur le caractère conventionnel du film, The Dark Knight Rises ne serait que la conclusion en demi-teinte de la trilogie initiée en 2005 par Christopher Nolan, un blockbuster sans âme, juste une super-production de plus parmi la fange hollywoodienne actuelle. Face aux attentes proprement délirantes et souvent incompréhensibles suscitées par la sortie du film, débouchant sur des critiques faisant fi de toute analyse, rechignant par avance à s'aventurer sous le vernis du théâtral, force est de constater que The Dark Knight Rises – et plus largement la trilogie à laquelle il appartient – souffre avant tout d'une mauvaise catégorisation. Considérons donc, pour commencer, ce nouveau volet de la saga Batman pour ce qu'il est vraiment : un film d'action, une fresque spectaculaire, un pur spectacle audio-visuel. Plus encore que dans son Batman Begins ou dans son Dark Knight, Nolan se lance vaille que vaille sur la ligne claire d'un scénario s'articulant autour des notions opposées mais complémentaires de la destruction et de la reconstruction, ou plutôt l'espoir d'une possible reconstruction.

Huit années se sont écoulées depuis l'exil forcé du Batman. Reclus dans les cimes de son manoir, Bruce Wayne vit dans l'ombre d'un passé qu'il veut fuir, un passé qui s'accroche pourtant tel un goudron existentiel aux fragments de son âme disloquée, perdue. Jusqu'à l'avènement ravageur de Bane, terroriste machiavélique servant la cause de la Ligue des Ombres, prêt à tout pour anéantir Gotham. Jusqu'à sa confrontation avec Selina Kyle, voleuse d'élite aussi sournoise qu'insaisissable qui causera autant sa perte que son retour fracassant parmi les vivants. S'il est un thème auquel s'attache The Dark Knight Rises, avec autant d'obsession que de désespoir, c'est bien celui de la brisure, de la fêlure. Graphiquement d'abord, à travers la représentation âpre et réaliste de l'apocalypse urbaine que subit Gotham (montage parallèle saisissant montrant l'effondrement d'un stade en même temps que la destruction méthodique de quartiers entiers de la ville), mais également dans la construction de chaque protagoniste : mélancolie, affres de l'âge et d'un mode de vie trop rude pour Batman, blessure faciale mystérieuse dissimulée sous un masque pour Bane, névrose et cleptomanie chez Selina Kyle, poids du passé chez Miranda Tate (Marion Cotillard, pas aussi mauvaise qu'on le prétend). Néanmoins, Nolan ne limite pas sa vision de la brisure au seul cadre diégétique de sa fresque, il va jusqu'à l'ériger en esthétique constitutive, dans un souci permanent de ne jamais séparer le fond et la forme de son œuvre. Ainsi le caractère abrupt voire brutal du montage, souvent jugé à tort comme une baisse de régime visuelle, vient épouser parfaitement les écorchures des personnages, tout comme le chaos qui ébranle les fondations de Gotham.

The Dark Knight Rises se donne à voir avant tout comme un spectacle, mais en atteignant des cimes fascinantes de noirceur grandiose lorsqu'il s'adonne à la mutilation de ce spectacle même. La grandeur des séquences d'action, mises en scène avec un indéniable brio, ne vient pas d'une quelconque outrance, d'une quelconque dimension pompière. Sous le masque trop évident d'une théâtralité pourtant assumée, le spectacle nous grise d'une manière paradoxale, par son caractère estropié, à l'image de son héros vieillissant que la puissance de Bane vient presque achever. L'héroïsme dans The Dark Knight Rises n'est jamais posé comme une certitude, il s'affiche comme une valeur à reconquérir. Hanté par une angoisse maladive de l'échec et de la mort, rythmé par d'incessants mouvement de chutes et de douloureuses élévations, le film de Nolan se révèle, contre toute attente, porteur d'une poignante humanité. Moins aérien que ses prédécesseurs, The Dark Knight Rises est un spectacle de la pesanteur, comme graphiquement rivé au sol, au bitume défoncé de Gotham, ainsi qu'à ses personnages. En les jetant ensemble au fond de l'arène crépusculaire d'une fin de monde annoncée, Nolan filme la confrontation de ses trois protagonistes comme un combat malade de bêtes farouches. Batman, représenté comme un loup blessé sous un masque de chauve-souris, se voit tourmenté à la fois par l'aura féline de Selina Kyle (Anne Hathaway, magnifiquement dirigée) et la brutalité sans limites de Bane, véritable créature de cauchemar, monstrueuse montagne de muscles évoquant un molosse enragé (son masque ressemble à une muselière). L'issue de leur affrontement, d'une amertume peu commune pour un blockbuster d'action, vient confirmer l'une des obsessions typiques du cinéma de Nolan, à savoir l'aspiration (toujours contrariée) à une autre vie, une certaine forme de rédemption que cherchait déjà désespérément les personnages de Memento, Insomnia et du Prestige.

The Dark Knight Rises parvient in fine à renouveler voire dépasser cette préoccupation en adoptant son axe thématique le plus beau, celui de la filiation et de la paternité. L'intrigue, hantée par des fragments de Batman Begins, revient au traumatisme, à la fracture originelle de toute la saga : la perte de la figure paternelle. Dans cette optique, le combat livré par Batman prend tout son sens, tant au niveau narratif qu'au niveau symbolique. S'il veut sauver la ville qui l'a vu naître des agissements destructeurs de Bane, c'est dans le but de préserver la seule attache tangible qui le relie à ses parents. Plus que de l'héroïsme, c'est un sentiment bien humain qui pousse l'homme chauve-souris à défendre son territoire de l'anéantissement, une énergie du désespoir qui se traduit à l'écran par un conflit plus triste que violent, au caractère épique délité, à la limite de l'impuissance. Ainsi, contre toute attente, Nolan montre que même la plus impénétrable des brutes peut pleurer... Clôturant sa trilogie par une superbe scène muette, presque onirique, dont la puissance d'évocation résonne à l'unisson avec le thème composé par Hans Zimmer, et qui redonne tout son sens à la notion d'héritage, le cinéaste anglais scelle en beauté le destin de son chevalier noir. Un spectacle âpre et rugueux, tumultueux, désespéré mais fou d'espoir, terriblement humain sous sa carapace de super-production, un divertissement de haute volée comme on aimerait en voir plus souvent.
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