Sur nos faits divers (le point de départ est le retour, après des années de captivité, de l'autrichienne Natascha Kampusch) les agissements des autres (l'homme qui a kidnappé), ce qui se passe au plus intime (comment s'est passée la séquestration), une page blanche s'ouvre régulièrement. Les journaux racontent inlassablement des calvaires, des détresses, des errements. Vers le début du film, la caméra filme une mère serrer fougueusement une grande fille dans ses bras. Visiblement insensible, la fille, 18 ans à peine, lâchera plus tard un "je t'aime", écho d'un autre, dit plus tôt. Mais, en vérité, les deux "je t'aime" sont si distants dans le temps, qu'ils ne se répondent pas, ils sonnent creux. A la manière des Revenants de Canal+, Gaëlle revient chez elle après 8 ans de captivité. Elle ne s'est pas vraiment échappée, on lui a ouvert la porte, on l'a regardé courir, on a été incapable de bouger. On a su que c'était fini. Qui se cache derrière ce "on", ou plutôt qu'est-ce qui se cache derrière ce "on" ? C'est ce que tente d'élucider - avec brio - Frédéric Videau (et Reda Kateb qui joue le Kidnappeur, le "on" donc) aux commandes d'"A moi seule", dont la réussite repose aussi sur des interprètes intelligents, sensibles et même décalés. Il n'y a rien à expliquer, parce que ça ne s'explique pas. Quand d'un côté, le père sombre dans l'alcool, la mère refait entièrement, chaque année, la chambre de sa fille disparue. Gaëlle était leur vie. Pourtant, le film va assez peu s'intéresser à leurs réactions à eux car c'est tout entier vers Gaëlle, ses couleurs de cheveux changeantes, sa déroute, mais aussi ses choix, que le film est tourné. La musique, c'est encore elle. Florent Marchet a créé un son qui l'accompagne , qui sert le film tout entier, en devient l'ADN. Le réalisateur n'en abuse pas, il la distille, reconnaissable, dans des échappés peu libératrices. La forêt, les parcs, la nuit immense, rien n'offre d'alternative à cet oiseau dont on a coupé les ailes, enfant.

Vincent a volé une vie, mais pour des raisons qui nous resterons jusqu'au bout inconnues. Il prévient dès le début, ce n'est pas un prédateur violent, encore moins un violeur. Il emmène une enfant, lui donne tout ce qu'elle veut - sauf sa vie - avec des moments de bienveillance et des accès de colère dont seul son interprète Reda Kateb est capable. Il est sans cesse sur le fil. On ne parvient pas à le haïr comme les proches de Gaëlle, ni vraiment à le comprendre ou même à l’apprécier un peu comme Gaëlle. Entre le bourreau et sa victime naît quelque chose qui vient d'un seul désir : communiquer. Gaëlle n'aimera jamais Vincent, elle lui dit sans cesse, mais elle l'écoute, lui répond car c'est vital d'être en contact. Même quand il n'est pas là, elle lui parle dans un dictaphone, craignant sa fin. Tout joue sur l’ambiguïté et sur le malaise que cette relation entraîne. On voudrait voir Gaëlle se rebeller, hurler comme quand elle était enfant, mais en grandissant elle ne se résigne pas, elle essaie simplement de vivre.

Quand elle sort, c'est autre chose qui s'écrit, elle n'est plus personne dans la société dans laquelle elle se retrouve. Agathe Bonitzer a ce visage, cette voix et ce jeu qui donnent à Gaëlle l'impression d'être et de n'être pas. Enfant, femme, victime à vie d'un homme qui ne lui donna jamais aucune raison de le détester - à part celle de l'avoir enlevée. Certes, c'est déjà beaucoup mais entre temps, elle a tenté de le sonder, de le comprendre, de lui faire dire "oui", quand elle demandait : "est-ce que je vais sortir?". Reda Kateb comme Agathe Bonitzer ont créé des personnages de toute pièce, ils n'existent que par eux, car on ne saura jamais ce qui s'est vraiment passé entre eux. Le réalisateur a l'intelligence - par sa mise en scène qui confronte les personnages et son montage - de ne jamais nous montrer jusqu'où ils sont allés (la scène dans la voiture, la nuit). Il créer des instants, des regards, des peurs, des apaisements. Vincent n'apprivoise jamais Gaëlle, elle non plus. Le film est entièrement tourné sur le psychologique, sans pour autant s'attarder sur le larmoyant, mais par des scènes de confrontation en champ/contrechamp. Le film n'est que ça, sauf quand Gaëlle ou Vincent sont seuls l'un sans l'autre. On voit, on éprouve avec Gaëlle, on ne perd pas son temps chez le psy. Et déjà Gaëlle a une étendue devant elle et devra choisir que faire de cette page laissée blanche pendant tout le film, dont la chronologie se disloque, à son être "tout neuf" qui n'a plus d'identité. Vincent est un monstre pour tous mais le film, sans remettre en cause l'horreur qu'est d'enlever un enfant, laisse le temps à Gaëlle d'expliquer ce qu'il est "pour elle seule". Une démarche cinématographique originale, sensible et affreusement bien menée. A découvrir, cette oeuvre qui va au-delà de ce que l'on voit habituellement de l'enfermement.
eloch

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