Avant de lancer un film de Shinya Tsukamoto, je crains toujours de passer à côté tant ce réalisateur possède une vision du cinéma bien à lui, désespérée par certaines côtés voire parfois un peu masochiste, délaissant la narration classique à laquelle on est tout de même habitué. Mais d'un autre côté, même si j'ai l'impression à chaque fois d'être lancé dans le vide, je sais justement que je verrai quelque chose d'unique dans le genre. C'est la raison pour laquelle je persévère dans sa filmographie même si effectivement certaines choses finissent par m'échapper.


Et Snake of June ne fait pas l'exception, bien que possédant un ton beaucoup plus soft que ce que j'ai pu voir dans ses autres films (non, pas de barre de métal enfoncée sous la peau cette fois-ci). Il m'a fallu en effet un petit temps d'adaptation avant d'adhérer à cette esthétique atypique dans laquelle on suit une femme victime d'harcèlement téléphonique assez curieux, son interlocuteur la forçant à faire ce qu'elle veut au fond d'elle-même. Autrement dit, un forcing existentiel qui répond à un besoin sexuel réprimé, ce que la photo bleutée, le format 4:3, et l'atmosphère pluvieuse, étouffante, soulignent bien. On a droit alors à une superbe captation de cette femme aux lignes élancées, tantôt par le biais de photos prises à la volée qui exposent le désir ressenti en cachette, tantôt par le regard oppresseur de cette caméra filmant près du corps ainsi en partie violé, mais aussi en partie révélé à lui-même. Alors toute une mise en abîme entre voyeurisme et interdit sexuel se met en place, marquée par cette fameuse séquence onirique, mélange de fantasme et d'étrangeté (mais n'est-ce pas le propre du fantasme ?) dont j'ai encore du mal à me remettre, le tout au service d'un beau portrait de femme.


Un portrait de femme qui prend d'ailleurs le contre-pied du spectateur qui pense jusqu'à un certain point qu'il s'agit seulement de libération sexuelle. Si cela est en partie vrai, avec une pudicité étonnante bien qu'un érotisme incandescent (jusqu'alors surtout suggéré, on n'est pas chez Sono Sion) éclatera en fin de bobine, on finit par être surpris avec une thématique autour du corps qui ne correspond pas aux attentes du mari, pourtant lui-même pas vraiment beau garçon - c'est vrai quoi, avec une telle femme (surtout vu sa gueule), on voudrait faire des choses, ben non il reste là à récurer frénétiquement la baignoire ou à travailler tard la nuit -. On rejoint alors l'un des fils directeurs de la filmographie de Tsukamoto, à savoir celui du freak et de l'anormal, via la maladie et le handicap. Et en lien avec la thématique du regard et du désir sexuel réprimé et le dénouement qui en résultera, cette référence m'a particulièrement touché.


Bref, une fois n'est pas coutume avec Tsukamoto, Snake of June est tout d'abord un film à voir et à ressentir avant de chercher à le comprendre dans toutes ses largeurs. D'autant plus qu'avec son sens unique du cadre et de la composition, il réussit tout simplement à sublimer la féminité d'une actrice, Asuka Kurosawa, et par delà, celle du corps féminin. Une oeuvre parfois difficile, encore une fois, à suivre dans tous ses choix (pas encore compris par exemple l'intérêt d'amener l'idée des symboles sexuels si elle ne conduit pas à un changement radical de perspective), mais étonnamment belle et optimiste, close par une séquence qui donne un sens atypique et revigorant à la libération sexuelle et à la reconquête partagée des sens.

Arnaud_Mercadie
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le 17 avr. 2017

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Dun

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