Pour que Robert aide Ford, il faut que l'eau lise Lost.

Un vieil homme riche (vu la gueule de son bateau au début du film) navigue seul au très large des côtes de Sumatra. Un matin, patatras, rien de ne va, et c'est le début d'une semaine un peu merdique pour notre anonyme, "our man" dira le générique.

Il y a quelque chose de rigolo à propos de la (plutôt bonne) réception d'All is Lost. En effet, une partie de ses défenseurs sont des anti-Gravity d'Alfonso Cuaron. Sauf que leur mauvaise foi désarmante m'alarme tant les deux films sont semblables dans leurs défauts - moins dans leurs qualités. Donc avant de m'attaquer à ce film, je vais gentiment régler leur compte à ces personnes. Gentiment, hein.

Comme dans Gravity, il y a peu de personnages : ici, un seul. Comme dans Gravity, ce personnage (une fois seul) a quelque contacts avec le monde "terrestre" (il y a une brève scène de radio dans All is Lost, les bateaux, la fin). Comme dans Gravity, ça finit plutôt bien alors que tout semblait perdu. Comme dans Gravity, la musique gâche la radicalité du propos. Comme dans Gravity, le scénario empile les avanies, les clichés et les coups du sort un peu abusés. Comme dans Gravity, il y a une symbolique philosophique un peu pataude dans certains plans. En revanche, le film est moins virtuose dans sa mise en scène et dans les techniques déployées que Gravity, il est aussi plus radical car quasiment muet. Précisons à toutes fins utiles que j'aime énormément Gravity malgré ses défauts. J'aime un peu moins ce film, car s'il a de grandes qualités, elles sont moins compensées par le spectacle bluffant que proposait le film de Cuaron. Les critiques grincheux qui estiment donc que ce film est un "vrai" film là où Gravity n'était qu'un spectacle de foire se plantent sur tous les tableaux. Les deux sont bien des films tout à fait honorables. Et sur un sujet catastrophe / survival le spectaculaire forain reste probablement la meilleure option pour éviter le principal désagrément que pose All is lost, à savoir l'ennui.

Car oui, c'est quand même parfois un petit peu chiant de voir Robert Redford faire du bricolage de fortune pendant trente minutes, puis se manger deux grosses tempêtes dans la gueule et refaire du bricolage de fortune. Surtout que parfois on a du mal à comprendre tout de suite ce qu'il fait. Mais ces bouffées d'ennui sont courtes et passagères, le film restant plutôt spectaculaire dans son genre également. Tourné au large des Bahamas et de Los Angeles, les scènes sur une mer d'huile proposent de belles images convaincantes : Redford a vraiment l'air tout seul au milieu de nulle part. Le décor unique, son bateau puis son radeau (contenu dans le bateau initial) est saisissant et très bien utilisé dans sa désagrégation progressive. Côté "message" du film, quelques plans sous-marins suggèrent une symbiose entre l'homme inadapté et donc voué à la mort et la vie qui malgré tout existe dans ce milieu. Le banc de poisson prend la forme du radeau, les requins l'encerclent. L'homme condamné n'est donc en définitive qu'un corps organique appelé à se fondre dans le milieu pour ne devenir qu'un substrat.

Si la logique entropique du récit est effectivement proche de celle de Gravity et tout aussi convaincante (dans un sens comme dans l'autre), on regrettera une dernière partie du récit un peu automatique et prévisible, mais un épilogue à plusieurs titres surprenants. Si la première lecture penche vers le happy end sur le fil (jolis derniers plans), on peut tout à fait faire une lecture pessimiste des événements et penser que le personnage se suicide et imagine le reste. Cette nuance donne un peu de relief à la toute fin du film, moment forcément délicat dans ce genre de récits.

Restent alors les quelques scories qui me dérangent un peu et qui font que le spectacle promis n'est pas toujours au rendez-vous, et que le film force un peu sa radicalité par moments, quand il ne s'abandonne pas à des ficelles narratives vulgaires et franchement inutiles : la première séquence ne sert à rien et est nulle, avec cette voix OFF lénifiante et ce flash forward débile. La musique qui atteint son climax au moment profondément pathétique où le personnage épuisé vient d'échapper une nouvelle fois à la mort est douteuse, et quelques plans de la tempête sont assez laids car évidemment tournés en studio (les rares incrustations du film se voient instantanément et sont plutôt vilaines). Pire que tout, notre homme ne parle pas. Excepté la scène de la radio et les tentatives d'alerter les bateaux, ainsi que juste une scène où il dit "God / Fuck" après un ultime dépit, le personnage est totalement muet et c'est à peine s'il bougonne ou grogne. Et là franchement, ça pue l'artifice. Car honnêtement, qui au monde aujourd'hui, confronté à pareille situation, ne passerait pas son temps à grommeler, râler, crier, hurler, pleure,r paniquer, parler tout seul pendant au moins un petit moment avant de sombrer dans le mutisme ? Merde, le mec est une machine, il bricole sans rien dire, sans même se contenter d'énoncer ses idées à voix haute pour se rassurer, ce qui me paraît normal et que d'ailleurs on a dans Gravity...

Heureusement, la photographie sous marine est souvent splendide est une poignée de séquences sont absolument renversantes (au sens propre comme au figuré), retrouvant l'intensité de la tempête de l'Odyssée de Pi, le réalisme en plus. N'en déplaise donc aux râleurs de service, mais je pense sincèrement que le spectaculaire est l'ami du cinéaste qui veut raconter un survival de ce type, car raconter du rien, si ça peut aérer le récit, ça ne fait pas un film. Ici, le dosage est plutôt bon et la différentiation "radicale" avec Gravity ne tient pas vraiment à mon goût. Mais le film est à voir tout de même.
Krokodebil
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le 17 déc. 2013

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