Une soirée dans les années 80. Une voiture débarque sur la plage de Recife. Un groupe de trentenaires s’arrête. Parmi eux, une femme. Les cheveux courts, noirs, l’air déterminé, du caractère, à la fois charismatique et séduisante, elle crève déjà l’écran et éclipse ses partenaires après seulement quelques secondes de film. Cette femme, c’est Clara, la protagoniste d’Aquarius, dont nous sommes invités à suivre la vie et le combat plus de deux heures durant. L’actrice l’incarnant dans sa jeunesse se nomme Barbara Colen, et déjà on remarque une présence extraordinaire, une classe incroyable. Et Sonia Braga n’est alors même pas encore apparue à l’écran... Elle sort une cassette audio de son sac, et propose au frère de mettre du « bon son ». Pour le coup, il est bon le son, et il le restera jusqu’au générique de fin. Mais pour nous mettre dans l’ambiance des eighties, dans un Brésil amorçant timidement un retour à la démocratie et voyant la dictature militaire s’essouffler, rien de tel que « Another One Bites The Dust », signé Queen.


C’est alors que surgit à l’écran un ensemble de photos en noir et blanc au son d’ «Hoje » (Aujourd’hui) de Taiguara, le titre emblématique de cette extraordinaire bande originale. On y saisit immédiatement la nostalgie d’un Brésil disparu dans les limbes du temps, les plages bondées aux temps du développement touristique, l’émergence d’une classe moyenne, la croissance des stations balnéaires et des zones urbaines, une atmosphère de libération et de fête sur la cossue et bourgeoise Avenida Boa Viagem, cœur de l’histoire personnelle de l’héroïne et de celle du Brésil. Fin de l’intermède. Retour dans les années 80, et à la fête donnée en l’honneur de la tante/alter-ego septuagénaire de Clara dans l’appartement de cette dernière. Cette femme forte, libérée, militante politique, ayant grimpé les échelons sociaux, issue d’un milieu rural et pauvre, de la « diversité » brésilienne, se remémore nostalgiquement ses étreintes passionnelles avec son amant de longue date sur cette commode qui lui fait face, alors que ses petits-neveux délivrent un discours en son honneur. La commode, ou l’un des éléments centraux de l’intrigue, témoin de l’évolution d’un pays disparu et d’une époque révolue.


Hoje
Trago em meu corpo as marcas do meu tempo
Meu desespero, a vida num momento
A fossa, a fome, a flor, o fim do mundo...


Aujourd’hui,
Mon corps porte les marques de mon temps,
Mon désespoir, la vie à un moment,
La fosse, la faim, la fleur, la fin du monde...


Il est des films où les images rendent un hommage extraordinaire à la musique qui les accompagne, tout comme il est des titres qui siéent parfaitement à une œuvre cinématographique. Ce fin dosage relève d’un art certain, dont jouit incontestablement le génie Dolan. Mais il semble que, sur ce point, Kléber Mendonça Filho ne soit pas en reste, et loin de là, tellement les titres proposés à l’oreille du spectateur se mêlent harmonieusement à l’ambiance si singulière de cette œuvre et à la vie personnelle de l’héroïne, que l’on retrouve trente ans plus tard. La soixantaine, une classe et un dynamisme incroyables, ses journées de journaliste retraitée rythmées par ses baignades matinales sous le regard attentionné du secouriste, elle vit toujours au sein de l’emblématique Aquarius, cet immeuble qui en a connu des soirées, des fêtes, des rires, des larmes, des cris d’enfant, des hurlements de plaisir, des étreintes, des passions et des ruptures, la vie et la mort en somme. À la différence qu’aujourd’hui, elle s’y retrouve seule, ses voisins ayant tous cédé aux pressions d’un promoteur immobilier décidé à racheter l’ensemble du bâtiment, symbole de l’époque du règne des classes moyennes supérieures et intellectuelles sur le Brésil, pour mieux le détruire et en faire un « nouvel Aquarius », plus fastueux, plus haut, plus luxueux, destiné aux nouveaux riches et aux nouvelles élites économiques. Il se trouve juste qu’une seule résiste, bien décidée à ne pas quitter ce logement qui, bien qu’ayant perdu sa valeur financière du fait de la crise économique et symbole d'une hégémonie perdue, représente avant tout son histoire, ainsi que celle d’un pays aimé dont elle a du mal à saisir et à accepter les évolutions. La lutte ne fait que commencer...


Clara, c’est Sonia Braga, ou plutôt l’inverse. Une grande dame du cinéma et de la télévision brésiliennes, ayant jadis tourné sous la caméra d’Hector Babenco pour Le baiser de la femme araignée, héroïne de Doña Flor et ses deux maris, se partageant sans cesse entre grand écran et telenovelas à succès, entre Nord et Sud, se lançant même dans une carrière étasunienne, qui l'amena souvent sur les plateaux des séries télévisées en tant que guest ces dernières années... Aquarius marque le retour au Brésil de l’icône, certainement pas déchue tellement sa performance éblouit et illumine le film de Kléber Mendonça Filho. Un jeu intériorisé, tout en retenue, d’une incroyable finesse, mais qui parvient à nous faire ressentir au plus profond de nous-mêmes les émotions et les turpitudes de Clara. Un regard, et on saisit immédiatement, la colère du personnage face au mépris de jeunes nantis nés avec un cuillère d’argent dans la bouche (ou le cul bordé de nouilles, c’est selon) et renvoyant à une femme qui pourrait être leur grand mère le stigmate des origines, économiques et ethniques. Nul besoin d’inutiles et de lourds flash-backs répétitifs pour saisir l’histoire de cette femme : le jeu impressionnant de Sonia Braga suffit. Une scène d’humiliation par un jeune promoteur ambitieux et participant actif aux phénomènes de corruption qui ruinent la grandeur du Brésil. Des cheveux courts. Un sein manquant. Une engueulade avec la fille. Une dédicace aux enfants et aux « moments perdus » sur la première page de l’un des livres de Clara. Ou comment reconstituer le fil de la vie de l’héroïne sans subir la lourdeur de la reconstitution factuelle et chronologique. Sonia Braga épouse à la perfection les contours d’une Clara vivante, résistante, intellectuelle de gauche, ayant sans doute bravé les obstacles pour en arriver là. Une femme passionnée, amoureuse, à la jeunesse éternelle, qui a paradoxalement quitté son corps, subissant comme tout un chacun les marques du temps et de la vie.


A l’instar de Clara, le spectateur baigne dans une singulière et lente musique de la nostalgie et de la mélancolie.


Celle d’un Brésil perdu tout d’abord. A l’instar de nombreux pays latino-américains, le Brésil connut vingt années de dictature militaire, entre 1964 et 1985, consécutives à un contexte social et économique de division et marquées par l’idéologie de la « Révolution démocratique » ou de la « Contre-Révolution ». A travers la doctrine de la sécurité nationale et soutenue par une propagande conservatrice de la bourgeoisie industrielle, l’armée se pose comme seule représentante de l’intérêt général (transcendant les intérêts particuliers et de classe), de l’identité brésilienne et du caractère chrétien de la Nation. En 1968, l’acte institutionnel n°5 instaure la suspension de la Constitution de 1946, la dissolution du Congrès, la suppression des libertés individuelles, la censure, ainsi qu’un code de procédure pénale militaire visant à ce que la police et l’armée puissent arrêter tout « suspect » hors contrôle judiciaire. Alors que le régime rejette la classe politique et la démocratie représentative, il se pose paradoxalement en défenseur du monde libre et de la démocratie libérale face au communisme qu’il abhorre, alors qu’arrestations, emprisonnements, torture et assassinants d’opposants opposants sont le quotidien des brésiliens. Cependant, dès la fin des années 70, la crise financière frappant l’Amérique du sud, le développement de la pauvreté et de l’insécurité dans les favelas, ainsi que la corruption des militaires et des mouvements syndicaux entraînèrent un essoufflement progressif du régime et un discrédit des militaires. La prise du pouvoir par Joao Figueiredo marqua alors l’amorce d’un timide retour à la démocratie, à travers un retour au multipartisme et le retour aux élections directes des gouverneurs, avant que des manifestations populaires l’obligent à rendre le pouvoir en 1985, dans un contexte de crise économique, année où un civil fut élu président de la république et initia la période de restauration démocratique. S’en suivra une longue période d’instabilité économique, avant que les années 2000 et l’accession au pouvoir de Lula lancent le Brésil sur la voie du boom économique, le pays jouissant d’une croissance annuelle élevée, d’une politique en faveur des classes populaires et moyennes, et entrant dans le cercle des pays émergents. Mais, ça c’était avant le retour à une violente crise sociale, économique et politique à l’orée des années 2010, entre autres marquées (à ce jour) par la multiplication des scandales de corruption et la récente (et contestable) destitution de Dilma Rousseff. Ce fut d’ailleurs l’une des images les plus marquantes de la quinzaine cannoise : l’équipe du film dénonçant, à travers des pancartes, le bafouement de la démocratie au Brésil lors de la montée des marches et de la projection officielle du film.


Ce qui rend Clara nostalgique de cette époque n’est en aucun cas le régime dictatorial, le contraire serait un comble pour une journaliste culturelle et écrivain, mais davantage la période de libération, d’émancipation, le retour d’une certaine insouciance qui semblent avoir accompagné la transition démocratique. C’était un temps « que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître », celui où les élites intellectuelles et culturelles régnaient sur le Brésil, un temps éternellement inscrit dans les gênes de ce pays mais pour toujours disparu, ayant laissé place – comme dans bon nombre de pays émergents – à l’hégémonie d’une élite économie, d’affaires, issue des meilleures écoles de commerce et de marketing nord-américaines, aux intentions d’une bienveillance folle (ironie quand tu nous tiens), mues par le perpétuel appât du gain et du pouvoir, quitte à jouer la carte de la corruption et à acheter au rabais des appartements pour y héberger d’obscures activités, et à ce qu’un « Nouvel Aquarius » ne voit jamais le jour... Une élite marquée par une forte endogamie des réseaux et une interpénétration des milieux, politiques et financiers se donnant des coups de main mutuels (on appelle parfois cela la corruption), quand les financiers tiennent les rênes des médias à coups de pages de publicités (et du paquet de fric qui va avec) et que ces derniers le leur rendent bien, évitant soigneusement de publier les dossiers qui fâchent (car c’est bien connu, seule la vérité fâche). Et d’ailleurs, comme par hasard, le directeur de la rédaction de l’un des principaux journaux de Recife, ami de Clara, est lié au jeune et souriant promoteur qui ne rêve que d’une chose : foutre celle qu’il voit comme une vieille dame dehors pour mieux asseoir ses mystérieuses activités (dont il ignore étrangement tout) au sein de l’Aquarius... Et tant qu’à faire, la jeune journaliste qui mène l’interview de Clara, sans vraiment s’intéresser à son propos, n’est autre que la nièce... Panier de crabes vous dites ? Qu’il est loin le temps où les élites intellectuelles pesaient sur l’avenir d’un Brésil dépeint ici avec un brillant réalisme par Kléber Mendonça Filho... Un Brésil en crise, corrompu, aux écarts de richesse grandissants, aux inégalités marquées, comme en témoigne le personnage de Ladjane (l’employée de maison).


Celle d’une histoire personnelle révolue, ensuite. Le passé est lointain et l’avenir tout proche par définition, l’adage est bien connu. A travers Clara s’exprime la nostalgie d’un pan de sa propre histoire personnelle, d’un temps où l’appartement familial recelait de monde, accueillait des soirées festives, où le bruit des voix et des éclats de rires se faisait entendre jusque sur l’avenue, celui où les êtres aimés (l’époux, la tante) étaient encore de ce monde, où les enfants jouaient dans la cour de l’immeuble et où l’on écoutait la musique sur des vinyles. C’est aussi le temps d’une jeunesse perdue, que réactive Clara lors des soirées dansantes entre amies, dans lesquelles femmes et hommes sexagénaires, divorcés, veufs, se prennent au jeu de la séduction et finissent par s’étreindre dans la voiture de Monsieur tels des adolescents qu’ils restent au fond d’eux. Bien qu’enveloppée dans un corps meurtri par la maladie et marqué par l’âge, Clara se distingue par une certaine forme d’insouciance, un goût et une curiosité de la vie, la quête d’une jeunesse éternelle qu’elle possède en elle et en son esprit. Il est bien connu que la jeunesse n’est pas qu’une problématique biologique, mais également – et surtout - une question d’état d’esprit, de mentalité, de volonté. Les recoins de l’appartement et de l’Aquarius forment les lieux de l’assouvissement des fantasmes et de la révélation d’une sensualité toujours bel et bien présente, qu’il s’agisse d’observer discrètement à travers une porte entrebâillée ses jeunes voisins d’un soir s’adonnant à une orgie ou de faire l’amour avec un escort-boy chaudement recommandée par une amie... A la question de cette dernière « C’était comment ? », Clara se contentera d’ailleurs de répondre par un simple « bien », alors que la sensation et le souvenir de l’étreinte passionnée défilent sous ses yeux... Jeunesse et vieillesse se mêlent habilement aux abords de l’Aquarius et en son sein, qu’il s’agisse du séduisant maître-nageur posant un regard bienveillant et protecteur, du neveu adoré faisant sans cesse découvrir de nouveaux sons à sa tante, du petit-fils courant dans l’appartement, des enfants tentant de faire entendre raison à leur mère, du jeune promoteur gonflé et irrespectueux, ou encore de l’objet de plaisir sexuel, tous autour d’une seule et même femme debout qui illumine son monde (et l'écran) avec grâce et profondeur : Clara/Sonia Braga. Elle représente à la fois la permanence des choses (résistante de l’Aquarius et survivante), d’une histoire (familiale et étatique), et l’évolution des mentalités, la libération des mœurs, les changements générationnels (avoir soixante ans aujourd’hui n’est plus la même chose qu’il y a vingt ans), l’ouverture des esprits. Elle incarne une perpétuelle dualité, entre l’expérience et l’insouciance, la déraison. Une vieille dame et un enfant, en sorte. Car il est bien connu que, quelque soit son âge, son évolution, sa maturité, l’être humain reste au fond de lui un éternel enfant.


Aquarius ou l'art de la dualité. Dans cette atmosphère singulière, à l’apparente (mais fausse) quiétude, où une grande importance est attachée aux détails et aux symboles, instants de tension et moments de grâce se succèdent. A la découverte des obscures activités du promoteur au sein d’un immeuble fantomatique et quasi-abandonné, dans lequel Clara incarne la permanence de la vie et la résistance aux dérives d’un Brésil en crise, succède la magie du cinéma, celle où l’on voit Clara, éreintée par le bruit et le bordel de l’étage du dessus, où ses voisins du soir sont bien décidés à la faire profiter de la teuf (et de ce qui avec), s’emparer d’un disque vinyle, le placer sur la platine, mettre à son tour le volume à fond, et se lancer, seule, dans une danse mémorable, aérienne, un énorme verre à pied à la main rempli de la bouteille de rouge qu’elle vient d’y vider. La force de la mise en scène de Kléber Mendonça Filho réside dans cette tension et cette harmonie permanentes entre les tons, réussissant à jouer simultanément les cartes de la comédie et du drame, tout en empruntant parfois les codes du thriller, ce croisement entre réalisme exacerbé, vision objective d’un pays divisé et fantasme, sensualité, rêve (ou cauchemar). L’un des films de l’année, incontestablement, dual, indéniablement. A l’instar de son incroyable héroïne, incarnée par une extraordinaire et géniale Sonia Braga (que nous avons eu la chance de rencontrer à l’issue de la projection, et qui nous a invité à toujours nous révolter et nous indigner). A l’instar du Brésil, en somme.

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le 25 sept. 2016

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