Un sacré bon film. Impossible de ne pas me joindre au concert de louanges qu’il reçoit et de ne pas poser ma couronne de lauriers sur le front de cette œuvre belle et singulière.

Rodrigo Sorogoyen nous emmène dans un petit village de Galice, perdu dans la montagne, bien loin des turpitudes madrilènes de son confrère Almodovar. Ici on élève du bétail, on travaille la terre, on retrouve sa veille mère, près du poêle, le soir, après avoir bu quelques verres à l’unique troquet du coin. Ici pas de Pénélope Cruz en train de se faire les ongles ou d’Antonio Banderas en train de s’interroger sur la couleur de son caleçon. L’Espagne profonde quoi, pas celle fantasmée par un intello cocaïné qui se contemple dans son miroir. Ici le principal problème existentiel c’est de joindre les deux bouts pour ne pas crever de faim. Ici un couple de Français fait pousser des légumes bio et vit d’amour et d’eau fraiche. Heureux, ce couple ? En apparence seulement, la recherche du bonheur intégral n’étant pas une sinécure, comme chacun sait, surtout dans une région pauvre où l’esprit communautaire est très fort et l’autochtone légèrement bas du front. La bêtise crasse, la méchanceté sournoise, la jalousie évidente et le racisme congénital rôdent autour de nos deux tourtereaux.

Sorogoyen ne fait aucun cadeau à ses compatriotes, présentés au mieux comme des benêts, au pire comme de vilains roquets, voire même comme la version hispanique des montagnards édentés du Délivrance de John Boorman. Avec des spécimens comme ça, à deux pas de chez eux, vous imaginez bien que l’histoire va tourner au vinaigre pour notre couple de jardiniers. Mes Chers voisins, au fin fond de la Galice, faut pas trop y compter.

Les voisins des Français, justement, parlons-en. Xan et Loren, les deux terreurs du village, paysans frustres et violents. Loren, sournois et légèrement débile, traité par son propre frère de « brute », adjectif prenant toute sa puissance destructrice dans un contexte pour le moins dégradé. Xan, grande gueule, verbe haut et répartie ravageuse, proche du délire verbal, souffre de sa condition sociale et de son manque d’instruction. Les frangins détestent Antoine, le Français, pour toutes les raisons énumérées plus haut et encore quelques autres. Oui ça fait beaucoup, il faut voir le film pour comprendre, mais ils le haïssent ça c’est clair. Antoine, colosse aux pieds d’argile, sensible et instruit, porté sur le dialogue et la gentillesse, fait tout son possible pour éviter le conflit et les prises de bec de plus en plus virulentes avec ses voisins prêts à en découdre. Son épouse ferait bien ses valises mais il insiste pour rester. Vous vous doutez bien que l’affaire finira mal, on va droit dans le mur, mais le metteur en scène s’illustre en prenant un itinéraire narratif imprévu pour sortir du sentier battu de son histoire, simple comme un western spaghetti tourné en Espagne. L’émule de Sergio Leone s’efface devant l’élève d’Antonioni, inspiré par Scorsese, l’histoire perd en action pure ce qu’elle gagne en profondeur psychologique, frôlant dans sa seconde partie l’introspection façon Bergman. Des références qui tiennent la route. Sorogoyen va au bout de son travail, de son délire, de sa propre sensibilité. Un vrai metteur en scène qui ne doit rien à personne… et tout en même temps.

Composé de longs plans séquences où les affrontements verbaux montent en intensité et de travelings aussi bucoliques qu’angoissants dans de tristes forêts automnales, As Bestas surprend par sa maitrise du temps (2h 17 de projection !) et sa description parfaite des personnages du drame en progression. Au niveau technique tout est bien huilée, l’image est au niveau du scénario, sombre et parfois lugubre, et la prise de son direct est impressionnante. Sorogoyen a pris soin de conserver les langues d’origine des protagonistes, c’est une des raisons de la force de son film. J’ai noté, pour ma part, que les dialogues en espagnol sont beaucoup plus convaincants que ceux en français, plus authentiques sans doute, ils paraissent moins écrits il me semble. Peut-être que le spectateur espagnol trouvera les dialogues en français plus convaincants ? Hypothèse à vérifier.

Du côté casting, Denis Ménochet, toujours aussi talentueux et Marina Foïs, pas totalement à l’aise dans le rôle de mon point de vue, défendent bien la baraque tricolore mais c’est Luis Zahera, dans le rôle de Xan, qui remporte la palme. Son interprétation pleine de hargne, de coups de sang et de silences terrifiants, est digne d’un Pacino ou d’un De Niro au sommet de leur art. Dès la première scène, une inoffensive partie de dominos, Zahera fait comprendre au spectateur, par sa fureur à peine contenue, que la chronique paysanne ne sera pas de tout repos et que ses nerfs seront mis à rude épreuve. As Bestas ne fait pas dans l’émotion forte et refuse les ficelles du film d’horreur, pourtant si pratiques parfois, il se concentre sur un suspens qui progresse à chaque scène et qui laisse, au final, le spectateur à moitié groggy mais complètement satisfait d’être venu s’asseoir devant l’écran.

Créée

le 27 mars 2024

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