Depuis Excalibur de John Boorman en 1981 et La Chair et le sang de Paul Verhoeven en 1985, le film de chevalerie s'est vu relégué progressivement aux oubliettes, au profit du cinéma d'heroïc-fantasy lequel emprunta invariablement à l'imagerie médiévale et au folklore qui y est rattaché. Il faudra attendre que Ridley Scott, suite au carton de son Gladiator, se penche à nouveau sur le genre pour nous offrir enfin une nouvelle épopée chevaleresque digne de ce nom (le flamboyant et sous-estimé Kingdom of Heaven). Ce ne fut pour autant pas le coup d'envoi d'un potentiel renouveau du genre, et l'on compte toujours très peu de films s'en réclamant depuis les dix années déjà qui nous séparent du film de Scott.


En 2009 pourtant, sortirent à quelques semaines d'écart deux films de chevaliers aux trames assez semblables, du moins au premier abord. Car s'ils partagent quelques similitudes thématiques, Le Dernier des templiers et Black Death n'en sont pas moins totalement différents et qualitativement incomparables.


Si Le Dernier des templiers s'est offert les honneurs d'une sortie en salles peu méritée et se vautre allègrement dans la surenchère de clichés et d'effets tapageurs confinant à la nausée, Black Death lui, tout aussi méconnu puisse-t-il être, se révèle un film éminemment plus sobre et ambitieux dans son traitement.


A l'inverse de son concurrent hollywoodien, pas de grandes stars dans cette petite co-production germano-britannique mais des acteurs confirmés et un réalisateur plus que talentueux à la barre, le dénommé Christopher Smith (déjà responsable de Creep, Severance et Triangle). Toujours aussi méconnu à l'heure actuelle, Smith s'est notamment distingué pour avoir réalisé depuis le début des années 2000 une poignée de longs-métrages qui, s'ils sont sortis en France dans une indifférence quasi-générale, l'ont progressivement imposé comme l'un des nouveaux maîtres du cinéma de genre, de plus en plus remarqué et respecté par un certain public à travers le monde.


Curieusement, Black Death est sorti dans nos contrées peu avant le précédent film de Smith, le tout aussi méconnu Triangle. Ces deux derniers métrages ont d'ailleurs en commun de ne pas avoir eu les honneurs d'une sortie en salles en France, et ce malgré leurs qualités indéniables. C'est donc directement en vidéo que l'on découvrit successivement ces deux perles du cinéma de genre. En attendant une prochaine critique de cet intriguant Triangle, je propose ici de consacrer quelques lignes à cette surprenante odyssée médiévale qu'est Black Death.


L'histoire du film se concentre sur l'authentique épidémie de peste noire qui s'abattit en Angleterre au XIVème siècle, éradiquant la moitié de la population totale de l'île. L'opinion d'alors, dans un contexte extrêmement religieux et superstitieux, voyait en cette pandémie un véritable fléau divin.
L'action démarre dans une cité abritant un monastère. Chaque jour y voit son nombre de morts, et c'est dans un climat de peur de la contagion que les gens se cloîtrent chez eux et que les cadavres s'accumulent dans les venelles et les fosses communes.
C'est dans ce contexte que la voix-off nous présente ainsi le cadre et le protagoniste du récit, Osmund (Eddie Redmayne), un jeune moine en plein apprentissage, partagé entre sa foi et l'amour qu'il vit en secret avec une jeune femme du village. Inquiet pour sa dulcinée, le jeune homme lui demande de quitter la cité pour se réfugier dans un lieu connu d'eux seuls où il promet de venir la rejoindre très vite. Arrive ensuite un groupe de sinistres chevaliers, menés par un dénommé Ulrich (Sean Bean) et envoyés par l'évêché. Ceux-ci se présentant comme des soldats de Dieu, ils demandent aux moines que l'un d'entre eux se portent volontaire pour les guider au travers des terres reculées et sauvages qui s'étendent au-delà de la petite cité. Leur objectif : rejoindre un petit village où se cacherait le nécromancien désigné par l'église comme responsable du fléau qui s'abat sur le royaume, et le capturer pour qu'il soit jugé. Le jeune héros voyant là une occasion de fuir son monastère pour retrouver sa bien-aimée se porte alors volontaire. Peu préparé à l'aventure, c'est un véritable périple initiatique qu'il entame aux côtés d'un groupe de soldats tenants plus de bourreaux et de tortionnaires que de preux chevaliers.


A première vue, l'intrigue de Black Death s'apparente quelque peu à une relecture du roman Au coeur des ténèbres de Joseph Conrad dont l'adaptation cinématographique la plus célèbre reste bien évidemment Apocalypse Now de Francis Ford Coppola. Les deux films ont en commun de présenter un groupe de tueurs traversant des contrées hostiles pour finalement découvrir une micro-société utopique et se tenant à l'écart de l'horreur du monde, régie par une figure d'autorité incontestable (Kurtz dans Apocalypse Now, le nécromancien dans Black Death). Ici, le groupe est donc mené par le chevalier Ulric (Sean Bean), dont le charisme et la sagesse apparente cache une âme profondément tourmentée au point qu'il apparait finalement plus comme un fou de Dieu que comme un preux chevalier digne de ce nom.


(Spoiler)
Une séquence mémorable parce que choquante est celle où ce dernier personnage empêche une foule enragée de brûler vive une jeune femme qu'on accuse d'être une sorcière. Ulric s'oppose tout d'abord au courroux des villageois avant de libérer la jeune femme et de l'entraîner quelques pas à l'écart avant de la poignarder brutalement. Quand le soir-même autour d'un feu de camp, le jeune Osmund, choqué, lui demande les raisons de ce geste cruel, le chevalier lui explique simplement que s'il ne l'avait pas tué lui-même, la foule aurait attendu leur départ pour retrouver la jeune femme et la lyncher de manière autrement plus atroce.
(Fin du spoiler)


Ceci est un des nombreux exemples de la noirceur contenu dans le film. Ne cherchez pas le moindre manichéisme ici, vous n'en trouverez pas. Chaque personnage porte en lui autant de courage et de bravoure que de cruauté. Les soldats sous les ordres du personnage de Sean Bean sont ainsi présentés comme de véritables berserkers, des êtres belliqueux ne trouvant de sens à leurs vies que dans la guerre et la violence. Quand l'un d'eux fait le portrait d'un autre au jeune moine, il dit en gros : "C'est un tortionnaire, un meurtrier et un violeur mais à part ça c'est un type bien".


Ce sont ces personnages après quelques péripéties et combats qui arrivent alors dans un village radieux aux antipodes de ce que le spectateur aura vu jusque-là. Dans cet endroit où les chevaliers se préparaient à découvrir le diable en personne, vit en fait une communauté aux allures pacifistes tout en jeunes femmes splendides, en hommes avenants et en blancheur immaculée. Ici, nous noterons l'influence du cultissime The Wicker Man. Adoptant alors une attitude pacifiste de façade, les chevaliers cachent leurs véritables objectifs à la population des lieux pour demander le gîte et le couvert et ainsi observer et déterminer quelle est la personne qu'ils cherchent. Ils découvrirons alors l'envers du décors, à travers une communauté ayant renoncé au dieu chrétien pour revenir vers le paganisme. Comble de l'ironie, le nécromancien est en fait une femme splendide qui impose son autorité et son charisme par le magnétisme qu'elle véhicule et la prétendue magie qu'elle dispense au travers de soins capables dit-on de réanimer les morts. C'est dans cette communauté matriarcale que vont alors s'opposer les défenseurs et les détracteurs du culte chrétien.


Black Death propose alors une véritable réflexion sur les religions et les folies qu'elles peuvent engendrer. Sans céder à la facilité d'un simple procès de l'église et de ses dérives, c'est à travers la noirceur de tous ses personnages que Smith fait un état des lieux du fanatisme religieux, sous toutes ses formes. Ainsi, sommes-nous témoins tout au long du film de la lente métamorphose d'une âme charitable en véritable monstre vengeur, qui trouve dans la religion le support idéal pour légitimer sa folie. Je le répète, il n'est pas simplement question d'église et d'inquisition dans Black Death mais bel et bien de toutes les religions et de leurs dérives.


Plus subtilement, il y est aussi question de faux-semblants et de mensonge. Ainsi, le spectateur a la réaction de chercher dans tous ses personnages, un auquel sinon s'identifier au moins se raccrocher. Le jeune moine est évidemment le plus positif d'entre tous. Il apparaît comme encerclé par une bande de criminels servant l'église. Et pourtant, certains d'entre eux sont capables des plus étonnants sacrifices. Face à eux, le côté plus lumineux, celui du village de la sorcière. Tout y paraît pur et incorruptible. Mais ce n'est qu'apparence, et leur culte tout aussi bénéfique prétend-il être, ne repose que sur le genre de mensonge qui engendre le mythe. Il nécessite donc qu'il soit défendu par les méthodes les plus sournoises et les plus viles qui soient. Désorienté, on cherche alors en vain un côté personnage positif sur lequel aligner son opinion. Car il apparaît vite évident qu'il n'y en a aucun tant chacun des deux partis en présence défendent ardemment leurs convictions jusqu'à se contredire.


D'une noirceur sidérante, cette odyssée médiévale, véritable retour à une époque de superstitions et de sorcellerie, est parcourue d'une brutalité impitoyable délivrant à un rythme régulier son lot de séquences chocs et traumatisantes. Mais ce n'est pas tant cette violence qui interpelle que la folie et la cruelle détermination de ceux qui la dispensent et l'endurent. Car sous couvert de dénoncer les dérives d'un obscurantisme révolu, Black Death remet surtout en question les notions de foi et de fanatisme religieux, les entremêlant progressivement jusqu'à ce qu'il devienne impossible de pouvoir les dissocier.


Niveau casting, quasiment que des acteurs méconnus, de ceux dont on se souvient des têtes sans leur donner de nom. Ainsi d'Osmund, le jeune moine interprété par Eddie Redmayne, très convaincant, jusqu'à l'ambivalente nécromancienne interprétée par la talentueuse Carice Van Houten (Black Book), en passant par cette vieille baderne de David Warner et le méconnu John Lynch, tous incarnent leur personnage avec une profonde conviction. Le plus connu d'entre eux, Sean Bean, même s'il tient le haut de l'affiche, y occupe un rôle au final assez secondaire. L'acteur est hélas de ces seconds couteaux de talent qui n'ont jamais trouvé de rôle apte à les propulser au premier plan. Il s'est jusque-là contenter de jouer les parfaits faire-valoir dans des super-productions aux côtés de stars en devenir. Loin de ses personnages de Trevelyan ou Boromir et un an avant d'incarner Eddard Stark dans la première saison de Game of Thrones, Bean trouvait dans ce film probablement son rôle le plus ambigu, un personnage de chevalier dont les zones d'ombre cachent une folie sans bornes et qui ne fait qu'annoncer la métamorphose finale du jeune héros.


Black Death est donc une totale réussite du genre, assombrissant plus que jamais auparavant une époque où l'humanité croyait toucher à sa fin. Pessimiste, traumatisant, viscéral, le film ne laissera jamais indifférent les spectateurs qui viendront à le découvrir. Une oeuvre puissante et subversive, qui dans son public restreint soulèvera la consternation des plus conservateurs et interrogera certainement les plus ouverts d'esprit.

Buddy_Noone
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le 9 mars 2015

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