A la fin du film, Mason Jr et une amie tout juste rencontrée philosophent ensemble dans le désert texan, sous l'emprise légère d'un space cake généreusement offert par leurs nouvelles connaissances de campus. Réfléchissant sur la notion de carpe diem, la jeune fille qui l'accompagne réalise soudain que ce n'est pas saisir le moment qui compte, mais plutôt que c'est toujours le moment qui nous saisit, ce à quoi répond Mason par une brève tirade sur ce "maintenant" perpétuel qui nous échappe sans cesse mais recommence éternellement. Pour quelqu'un dont la passion dans le film est la photographie, ça se tient. Pour un film reposant sur un concept tel que celui de Boyhood, c'est encore plus prégnant.

Car qu'est-ce au fond que le projet fou du "dernier" (difficile de le classer dans sa filmographie puisqu'entre le début du tournage et la sortie du film, le bonhomme a fait un sacré bout de chemin) film de Richard Linklater ? 12 ans de quelques vies filmés chronologiquement et par épisodes plus ou moins brefs, certes. Mais c'est aussi la volonté de saisir cette suite de moments saisissant les personnages à des instants t, t+1, t+2, etc. En somme, c'est une tentative de représenter le temps et tout ce que cela implique.

Evidemment, au début du film c'est un peu artificiel : il faut bien que le film justifie ou exhibe d'un quelconque manière son projet ambitieux. Le point de départ est l'Amérique (profonde pusiqu'on est au Texas) post 11 septembre, engagée en pleine guerre avec l'Irak. La bonne idée pour ancrer le film dans le réel, c'est de ne jamais le dater explicitement à l'écran, mais de se servir du contexte social ou culturel pour nous renseigner. Ce seront tantôt des chansons de Coldplay, The Hives, Cheryl Crowe, Vampire Weekend (sur une séquence tordante), ou plus tard Arcade Fire et Wilco. Ce sera aussi des références directes à des artistes aussi variés que Britney Spears ou Lady Gaga (écoutées par la grande soeur à différentes étapes de sa vie), où à la guerre puis l'élection d'Obama. Si un sentiment de connivence forcée ou de sur-saturation de références peut planer un moment au début du film, l'équilibre est ensuite atteint entre ellipses élégantes (les vêtements et les coupes de cheveux y sont de meilleurs indicateurs que le physique des personnages, parfois) et références discrètes.

Et peu à peu, commence à opérer la magie, à infuser une étrange mélancolie dans l'ensemble. Ces tranches de vie collectives forment une fresque de l'Amérique contemporaine autant d'une description criante de vérité de ce qu'est une famille dans une société occidentale de nos jours. Mariages, divorces, enfants, célibat, remariage malheureux, déménagements successifs, changements d'écoles... Le film énumère sagement des situations crédibles sans jamais en faire trop, incarnées avec un brio non négligeable par une Patricia Arquette qui se faisait rare, par Ethan Hawke qui vieillit remarquablement bien, et par deux inconnus que l'on voit passer de gamins rigolos et revanchards en jeunes adultes presque responsable - non sans se farcir toute la splendeur de leur âge ingrat. Et ces portraits croisés, dont Mason Jr est en quelque sorte le centre, ont quelque chose de précieux : la démarche unique du réalisateur (avoir retrouvé régulièrement ses interprètes pendant 12 ans, écrit au fur et à mesure son film en fonction de leur physique changeant, mais aussi des évolutions de la société) prend tout son sens. Et si Obama n'avait pas été élu, à quoi aurait ressemblé la suite du film ? Et si quelque chose était arrivé (de plus ou moins grave, je n'entends pas forcément le plus funeste) à de ses interprètes ? Voir le travail du temps agir littéralement sur ces corps a quelques chose de bouleversant et confère au film un statut un peu bâtard, pas totalement cinématographique, pas totalement fictif, à mi chemin entre la fresque romanesque, la série télévisée feuilleton et le documentaire un peu expérimental.

Mais là où Linklater frappe juste, c'est dans le sens de la sobriété et de l'écriture. Le concept est suffisamment beau et original tel quel, pas besoin d'en faire des tonnes, alors l'histoire reste des plus simples, et la mise en scène est toujours à son service sans chercher le spectaculaire à tout prix. Si vous venez pour des plans d'une virtuosité inouïe, repassez. Par contre, si vous venez pour des dialogues excellents et des comédiens hors pairs, soyez les bienvenus. On navigue entre toutes les émotions sans jamais tomber dans la caricature : drame et tragédie lorsque le nouveau mari s'avère alcoolique et violent, comédie pure et tendre quand la nouvelle femme du père présente ses beaux enfants à ses parents, un peu plus conservateurs qu'eux, et puis il y a des moments de grâce, un peu aléatoires. Un père divorcé qui emmène ses enfants au base-ball ou son fils en camping, une scène nocturne dans un diner, les retrouvailles inattendues entre un ex ouvrier clandestin et celle qui fut de bon conseil pour lui, etc.

Les presque trois heures de l'ensemble passent en un éclair et paraissent paradoxalement presque trop courtes au vu de la richesse du matériau. D'autant que le tout est emballé dans une des meilleures bandes son de l'année, tout en classic rock, country et indie pop. Comme aurait pu le dire un Musset un peu moins romantique, "les chants les plus simples sont les chants les plus beaux."

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le 24 juil. 2014

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Krokodebil

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