Peut-être en raison de son focus sur les techno-sciences, éléments cartésiens par essence et donc souvent taxés d'une certaine froideur, la science-fiction évoque assez peu l'amour dans ses récits. À vrai dire, et précisément depuis le roman Les Amants étrangers (The Lovers ; 1961) de Philip José Farmer, elle parle plus volontiers de sexe (1), bien qu'avec une certaine réticence selon certains (2). L'amour, lui, par contre, reste proscrit, faute d'un meilleur terme, et pour des raisons d'ailleurs assez difficiles à cerner ; peut-être parce-que ce thème aux apparences frivoles manque du sérieux dont se réclament les auteurs du genre qui lui préfèrent en général l'exploration des mystères de l'univers – au sens large du terme.

Voilà pourquoi on ne s'étonne pas qu'un réalisateur jusqu'ici peu familier avec la science-fiction, Michael Winterbottom, accouche de Code 46. Car en dépit des apparences, ce film n'a de ce « mauvais genre » que l'apparence. Bien sûr, on y reconnaît des emprunts évidents à plusieurs des ténors du domaine, comme Blade Runner (Ridley Scott ; 1982), pour le futur à l'agonie où les divers dialectes de la planète se télescopent en un seul, et Bienvenue à Gattaca (Andrew Niccol ; 1997), pour le spectre du monde soumis à un eugénisme qui décide du destin entier de chacun dès la naissance ; mais on peut aussi y voir l'influence de productions plus confidentielles, telle que Sleep Dealer (Alex Rivera ; 2008) et son futur aux frontières hermétiques à l'immigration...

S'il n'ajoute rien sur ces thèmes battus et rebattus jusqu'à la nausée depuis bientôt un demi-siècle, au mieux, et qui nous promettent des lendemains toujours plus sombres, Code 46 leur superpose néanmoins une touche unique. Winterbottom, en effet, ose parler d'amour, et non seulement dans un film qui se réclame d'un genre où celui-ci n'y a jamais vraiment eu sa place mais aussi dans un avenir qui se meurt – comme si l'amour y constituait notre seule planche de salut, notre unique motivation à transgresser les interdits inhumains qui nous frappent d'autant plus fort qu'on ne les a pas choisis... Et pourtant, on connaît bien la chanson : les histoires d'amour finissent mal, en général ; celle-ci ne fera pas exception, comme il se doit.

Mais auparavant, malgré tout, le charme opérera, et à sa façon toute inimitable dans ce cas précis. Comme jadis Roméo et Juliette, ici William et Maria vivront leur amour jusqu'au bout, sans concession ou baratin ni justification, avec cette arrogance des amants auxquels tout est dû – même le pire. Pour cette raison, parce-que de toutes manières le premier tiers du film dit tout sur ce futur qui au fond ne se différencie en rien des autres avenirs de cauchemar de la science-fiction, le spectateur se verra bien inspiré de ne pas y chercher un message, ou du moins une réflexion, voire un discours inédit. Après tout, on sait bien, et depuis belle lurette, qu'il ne faut rien attendre de demain. Pourquoi, dès lors, s'appesantir ?

Le temps d'une aventure, néanmoins, l'espace de quelques jours ou de quelques semaines, pas plus, ça suffit bien, nos tourtereaux transgresseront l'ultime interdit. Ils arracheront à pleines mains leur liberté de se consumer sans jamais vraiment tenter de braver ce système qui se montre toujours plus fort. Ils s'abîmeront dans cette illusion de la liberté qu'on retrouve pour mieux la perdre, mais sans jamais y penser, comme un détail qu'on oublie, une formalité qu'on ignore jusqu'à ce qu'elle se rappelle à nous – de préférence quand et comment on s'y attend le moins, sinon ce n'est pas drôle. Jusqu'à arriver au bout de ce chemin où l'éblouissement laissera place à la banalité, à la routine, à l'ennui. Du moins pour le plus chanceux des deux...

Merveilleusement servi par une bande originale magistrale, dont beaucoup disent qu'elle fait tout le film ou presque, et ils ont peut-être raison, réalisé dans ces lieux d'aujourd'hui où se bâtit le monde de demain pour mieux lier le présent au futur et ainsi souligner peut-être l'éternité des sentiments, Code 46 compte parmi ces bijoux sans pareil qui nous cueillent comme un enchantement.

(1) Jacques Goimard, préface à Histoires de sexe-fiction (Le Livre de Poche, coll. La Grande anthologie de la science fiction n° 3821, mai 1985, ISBN : 2-253-03676-5).

(2) Peter Nicholls, The Science Fiction Encyclopaedia (Doublday, New York, 1979), p.539.

Récompense :

Outre plusieurs nominations, à la Mostra de Venise, aux British Independent Film Awards, au Prix du cinéma européen et aux Satellite Awards, ce film reçut le Grand Prix du film fantastique européen, meilleur scénario et meilleure bande originale de film, lors du Festival international du film de Catalogne en 2004.

Notes :

Dans la scène du karaoké, on peut voir Mick Jones du groupe punk The Clash interpréter leur célèbre chanson Should I Stay or Should I Go? (1981) mais en en écorchant quelque peu les paroles... Un peu plus tôt dans la même scène, on peut voir une femme au piano chanter un morceau appartenant au registre du fado de Coimbra intitulé Coimbra Menina e Moça.

Plusieurs éléments font référence au mythe d'Œdipe, comme la relation mère-fils incestueuse et involontaire mais aussi le Sphinx. On peut également citer l'exil de Maria et la perte d'empathie de William qui équivaut ici à la cécité d'Œdipe.

Le tournage s'est déroulé du 2 janvier au 5 mars 2003, et dans des lieux aussi divers que Londres, Dubaï, Shanghai, Jaipur, Jodphur et Hong Kong.

Constitué de 23 paires, l'ADN humain totalise donc 46 chromosomes.
LeDinoBleu
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le 5 juil. 2012

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