Le premier jour du tournage de Confessions d’une épouse Ayako Wakao est fébrile. Depuis trop longtemps déjà le script lui sert d’oreiller. Une actrice de studio, même avec la popularité de Wakao, a un statut d’employé et ne choisit pas ses rôles. Une commission décisionnaire attribue les projets et seule une hospitalisation permet d’échapper à un mauvais film ; inutile d’espérer obtenir gain de cause en plaidant auprès du directeur du studio Masaichi Nagata, vieux renard capable d’arrondir comme un ballon n’importe quels angles.

Version vidéo ici en images et un peu plus longue :https://youtu.be/1kfHJ2SJVKc

Encore trop souvent réduite à jouer l’innocente mignonne dans des comédies sans ambitions à 27 ans et après dix ans de carrière, Confessions d’une épouse offre enfin à Wakao la possibilité d'incarner une femme complexe et proche de son âge.
Le tournage débute par la dernière scène. Wakao, brisée, titube jusqu’à un miroir (qui lui reste intact), essuie ses larmes et arrange ses cheveux : “J’ai vraiment la tête d’une tueuse” puis sort un petit flacon de son kimono en gémissant.

Caméra coupée, la réaction prévisible du frénétique Yasuzō Masumura tombe : “Plus vite”. Wakao s’exécute sur les prises suivantes. À moins d’être la pire des divas hors de question de contredire un ordre du réalisateur. Masumura a beau être d’une nouvelle génération plus accessible et moins féodale que les intraitables Ozu et Mizoguchi, il reste maître sur son plateau.
Mais à la différence de ses aînés, le jeune réalisateur est capable de reconnaître une erreur. Quelques jours plus tard, Masumura soulage Wakao de ses tensions quand il admet sa préférence pour la première prise après un visionnage des rushs. Ainsi, après 7 films, débute une véritable collaboration où l'actrice commence à imposer sa lenteur face à la vitesse du réalisateur. La friction des deux contraires est remarquable. Le croisement de son jeu lent et hésitant avec la frénésie des personnages du réalisateur donne des ruptures de tons complexes pour ses rôles de femmes qui tentent de s'affirmer face à la société mais doivent surtout combattre leur propre inhibition.

Ses efforts pour la consécration paient. Les deux principales remises de prix annuelles du cinéma japonais, les Blue Ribbon Awards et les Kinema Junpo Awards, récompensent l’actrice pour la première fois de sa carrière. Un doublé qu’elle reproduira quatre ans plus tard avec La Femme de Seisaku (1965).
Bien entendu le film est sciemment construit comme un véhicule pour Wakao. Le scénario modifie en profondeur le roman de Masaya Maruyama pour recentrer l’histoire sur le personnage de Wakao, et surtout, le prénom d’origine Noriko est changé pour correspondre à celui de son interprète : Ayako. L’identification actrice et héroïne est consciemment forcée. Il s’agit pour Confessions d’une épouse d’affirmer l'identité d’Ayako actrice en la dédoublant sur pellicule avec un personnage devenu célébrité (accueillie par les paparazzis, puis reconnue par sa photo dans le journal). À la sortie du film, les interviews promotionnelles de Wakao sur son adhésion au rôle participent à la confusion personnage et interprète.

Ayako Takigawa est accusée du meurtre de son mari dans un geste de survie durant une sortie en alpinisme. Habillement construite, la narration de Masumura alterne scènes de procès, scènes intimes et flash-back avec une grande fluidité. Comme en prolongement à une blague de leur précédent film : “Elle est morte avec son mari. Quel parfait exemple de la femme japonaise !”, le procès interroge la légitimité de l’épouse à s'affranchir de son mari dans la mort et son amour coupable pour un autre homme. Femme fatale ou sincère, la réussite tient à nous faire douter avec l'opinion publique de la protagoniste. Mais au milieu d'une mode du film d'adultère, ses auteurs dévient de l'intrigue criminelle et du psychologisme attendu de l'épouse dans le couple traditionnel pour une réflexion plus globale sur la question du regard de l'autre et de la perception de l'individualité par la société.
Une histoire plusieurs fois retravaillée par le duo réalisateur/actrice de femme qui échoue dans sa tentative d'émancipation pour finalement se raccrocher au sexe opposé comme une possédée. Le premier flash-back pose l'idée en quelques plans : Ayako, suspendue dans le vide, encordée entre son mari et l'homme qu'elle aime, coupe le lien avec le premier pour se réfugier dans les bras du second auquel elle est encore attachée.

La composition des cadres de Masumura commence à se complexifier, segmentant le cadre en avant, arrière et milieu de plan, avec des pans vides ou à formes géométriques abstraites contrebalancés par une masse d’observateurs et isolant son interprète par la lumière sur sa peau lourdement maquillée de blanc la transformant en figure mythique (des héros de la tragédie antique différenciés du peuple par un masque blanc, aux grandes actrices immaculées de l'âge d'or) et l'individualisant dans la grisaille ambiante.
Face aux innombrables regards du procureur (ce plan menaçant une corde dans la main et le couteau dans l'autre encadrant le visage d'Ayako), des passants et même de la vieille bonne allant jusqu'à ramper pour l'épier, la veuve passe beaucoup de temps à se cacher derrière le décor ou sa main et à baisser les yeux et la tête avant de les relever fiévreusement puis de s'affaisser complètement épuisée par l'effort que la plus petite résistance lui demande. Ayako assume son geste sans regrets mais se rebeller contre la société s'avère pénible.
Une fois acquittée, quand Ayako peut enfin vivre comme elle l'entend son jeune amant fait marche arrière sous la pression des divers avertissements reçus au cours du procès. Elle-même fini par y croire "J'ai vraiment une tête de tueuse" déclare-t-elle. Affronter le regard de la société et vivre en indépendante Ayako y est préparée, mais pas assez, pas seule. Elle s’agrippe alors à son premier et dernier soutien qui l'abandonne.

La puissante dernière scène marque son échec en quelques plans et gestes.
Comme un fantôme d'épouse noyée du cinéma japonais, Ayako apparaît blanche et ruisselante dans le bureau de l'homme qu'elle aime. Toujours sur le fil entre crainte et soulagement, entre rébellion instinctive et retenue inculquée, bien qu'elle soit recroquevillée et timidement cachée derrière son sac à main, l'apparition en impose. La revoilà dans l'exacte posture qu'elle utilisait au début du film, le sac à main masquant son visage face à la foule. Sa contestation de l'ordre établi n'a abouti à rien. Et elle se bat encore contre elle-même hésitant entre regard fixe et décidé ou courbettes et posture humble. Un panoramique, comme le regard des employés descendant le long de son corps commence par un regard de défi et se termine sur un léger mouvement de recul de son pied pour tenter de cacher ses chaussettes boueuses. Après avoir bravé les conventions, la veuve a toujours peur du regard des autres même pour d'insignifiants détails. D’apparence spectrale et vaincue elle rassemble ses forces pour une dernière tentative de se reconnecter au monde, à la seule chose qui lui importe : son amant.

Pour son monologue final l'actrice cherche conseil à droite et à gauche. Le cinéaste Yasujirō Ozu lui suggère de réfléchir à sa respiration. Wakao se lance comme elle a longuement répété. Elle minaude, souriante et la voix chaude, satisfaite d'une conversation entre deux portes. Mais face au rejet sa voix profonde, si particulière dans un pays où la sensualité penche plutôt vers l’aiguë, décolle rapidement. Les mots se bousculent, hachés par sa lourde respiration, s’écrasent les uns les autres, ils tentent en vain de séduire. Les supplications lentes succèdent à l’empressement, s’y mêlent et s’annulent. Des phrases commencent rapidement puis meurent lentement ralentissant de plus en plus pour finir étouffées dans un souffle. Cette idée de la respiration donne aux paroles qu’elle expire une urgence vitale, un sentiment de dernier souffle de cette femme quasiment fantomatique. Celle qui voulut combattre la société normative se renie dans la passion et se propose finalement d’y re-rentrer, à l’extrême, en concubine comme au temps féodal en totale contradiction avec sa volonté première de liberté.
Malheureusement, les amants ne partagent plus le même plan de l’image, ni la même lumière, et les mains d’Ayako n’osent pas toucher Kōda, comme si elle avait peur de confirmer son immatérialité, son état de morte au contact d'un autre corps insensible à son touché. L’échange la met deux fois au sol. Après un premier relevé vif comme au procès, la deuxième chute est un K.O définitif pour la combattante. Dans le dernier plan son cadavre apparaît en contrejour, son corps passé de surnaturellement lumineux à silhouette sombre.

Le thème musical de Riichirō Manabe https://youtu.be/_Jl-xaxc9Ts

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le 6 nov. 2022

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