Otto Preminger fait partie de la vague de cinéastes européens arrivés à Hollywood pour fuir le nazisme. Passionné et exigeant, il enchaîne les films de studio avec un talent certain. En 1944, il réalise son chef d’œuvre, Laura, œuvre psychanalytique et envoûtante qui participe à la création d'un genre, le film noir (sortis la même année qu'Assurance sur la Mort et La femme au portrait, deux autres films exceptionnels). L'année suivante, il signe Crime Passionnel (Fallen Angel) pour la Fox.

Si l'une des marques des grand metteurs en scène est leur capacité à surprendre, alors Preminger en est un, assurément. Voulant sans doute éviter l'écueil de la répétition, Preminger détourne sciemment un genre qu'il a contribué à engendrer. En effet, Crime Passionnel, sous ses allures de film noir, est une fable psychanalysante sur le désir et la passion. L'intrigue s'ouvre sur l'arrivée d'un étranger mystérieux en ville et l'on s'attend légitimement à un déroulement de film noir classique. Cependant, c'est mal connaître Preminger, qui s'empresse d’enchainer avec des séquences atypiques (séance de divination bidon avec un charlatan joué par l'excellent John Carradine, qui n'apparaît que trop peu, hélas). Plusieurs fois, le film semble prendre une direction avant de bifurquer sans crier gare, ce qui est franchement original pour la production hollywoodienne.

L'intrigue policière, qui arrive relativement tard d'ailleurs, est relayée au second plan au profit d'un portrait de trois personnages atypiques, qui cassent les clichés inhérents au genre. La "femme fatale", jouée par la pulpeuse Linda Darnell, n'a rien d'une mante religieuse mais manque, volontairement, d'envergure. Serveuse, elle rêve d'une vie de femme mariée sans vraiment y croire. Le personnage principal, joué par un Dana Andrews droit dans ses bottes, n'est qu'un escroc à la petite semaine mué par une passion aveugle. C'est un anti héros médiocre qui semble intéresser Preminger comme un cas d'école plus que comme un personne dramatique. Enfin, le personnage de la "gentille fille", interprétée par Alice Faye, est celui qui est le plus cliché. Sa vie bien rangée est bousculée par le personnage d'Andrews, et c'est elle qui vivra l'aventure normalement réservée à la femme fatale ... Preminger, tel un chirurgien avec son scalpel, met à nu la nature de la passion et des pulsions. Il s'inspire ici de la philosophie antique et de la psychanalyse, alors en vogue à Hollywood. Il semble poser un regard assez noir sur l'être humain, mue par ses désir, qui semblent toujours passager et jamais raisonnable. Comme souvent à l'époque, l'épilogue offre une morale conservatrice qui vient redresser le personnage principal. Je ne vous en dis pas plus, si vous ne l'avez pas vu ...

Crime passionnel est film honnête, bien réalisé et interprété sans génie mais avec talent. Le défaut majeur du métrage réside cependant dans son scénario. Si la majeur partie du film se suit sans déplaisir, le dénouement semble bâclé et calibré par les studios pour le public américain moyen du milieu des années quarante. Il aurait été intéressant de connaître la direction qu'aurait prise Preminger s'il n'avait pas eu les mains liées.

Au final, Crime Passionnel est un film injustement méconnu, certes pas à la hauteur de Laura, d'Autopsie d'un meurtre ou d'Un si doux visage, mais qui tient largement son rang dans la filmographie riche et admirable d'un réalisateur de premier plan.
Mathetes
6
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le 19 juin 2014

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