Ah Kurosawa ! Une amitié entre un russe et un chasseur chinois - tellement attachant. Un antagonisme entre civilisation matérielle et survivance en pleine nature. Et des personnages au coeur des ambiguïtés : Arseniev est géographe, il fait la jonction entre l'homme et la nature. Dersou n'est pas vraiment chinois, mais ne parle pas russe d'une très bonne manière. Ensemble, ils vivent dans la taïga et dans la ville. Mais ce qui leur permet de survivre dans chacun de ces endroits, c'est l'autre. Tous deux se sauvent mutuellement la vie à plusieurs reprises.
Un plan au début du film a particulièrement retenu mon attention : tous deux regardent le crépuscule augmenter. Dersou se situe du côté du soleil couchant, représentant la fin, la vieillesse, la sagesse. De son côté, on ne voit que nature. Arseniev est du côté de la lune qui grandit, ainsi que d'une lunette télescopique. C'est l'homme, la civilisation, mais l'obscurité renvoie à un antagonisme avec la nature que représente Dersou. Ce plan qui permet à ces deux mondes de se rencontrer préfigure une touchante amitié, et une improbable épopée à travers les steppes sud-sibériennes.
Tour à tour documentaire sur les chasseurs et film de fin d'un monde, Dersou Ouzala représente les évolutions des sociétés et des hommes au début du XXe siècle à travers la survivance d'un monde de traditions (Dersou qui ne sera plus jamais le même après avoir tué un tigre, parlant de la vengeance de l'Esprit de la Forêt, Kangala) et l'apparition des classes bourgeoises matérialistes (la maison d'Arseniev, possédant l'électricité, ce qui historiquement pourrait paraître étonnant dans une ville reculée de Russie orientale avec son lot de confort et pourtant d'ennui). Kurosawa assure d'une main de maître la rencontre entre ces deux mondes, et les porosités que chacun rencontre. Mais la mort de l'ancien, concrétisée par l'enterrement long de Dersou, permet de laisser place au nouveau, non sans tristesse.