Troisième partie d'une chronique portant également sur le roman de Shôhei Ôoka et l'adaptation cinématographique par Kon Ichikawa : http://nebalestuncon.over-blog.com/2019/03/les-feux-de-shohei-ooka/feux-dans-la-plaine-de-kon-ichikawa/fires-on-the-plain-de-shinya-tsukamoto.html


Il pourrait être tentant, à cet égard, de percevoir dans la simple existence du film Fires on the Plain de Tsukamoto Shinya un témoignage éloquent de la reconnaissance acquise par le film d’Ichikawa Kon. Pourtant, ce serait peut-être envisager la question sous de mauvais termes : le film de Tsukamoto n’est pas tant un remake de celui d’Ichikawa qu’une nouvelle adaptation du roman d’Ôoka Shôhei. Il est inévitable d’établir des passerelles entre les deux films, mais, à en croire Tsukamoto lui-même, c’est bien le roman qui a été déterminant – un roman qu’il avait lu il y a fort longtemps, quand il était lycéen, et qui l’avait considérablement marqué.


Nous sommes dans un tout autre contexte que la plupart des précédents films de Tsukamoto, cinéaste très punk et même cyberpunk, connu notamment pour le frappadingue et stupéfiant Tetsuo, et qui était de manière générale souvent associé à des environnements urbains et industriels ou post-industriels. Mais, nous dit-il, il y avait aussi une considération, disons, de timing, et résolument politique, dans le fait de réaliser cette nouvelle adaptation en 2014 (soit 62 ans après la sortie du roman, et 55 ans après le film d’Ichikawa) : après une longue période durant laquelle la guerre était bien perçue au Japon pour l’abomination qu’elle est, une résurgence du militarisme et du nationalisme a caractérisé la société ou du moins la politique japonaises des décennies 2000 et 2010 – une chose intolérable pour Tsukamoto, qui a considéré comme vital de rappeler aux Japonais combien la guerre est horrible, ceci alors même que le gouvernement japonais semblait toujours plus orienté vers le révisionnisme et l’apologie du militarisme. Ce qui confère au film de Tsukamoto une dimension militante, résolument politique, plus marquée encore que pour ses prédécesseurs.


À la question que je me posais naïvement : Fires on the Plain de Tsukamoto Shinya serait-il plus horrible encore que le film d’Ichikawa Kon ? Je crois que la réponse est : Tsukamoto Shinya. Adepte des réalisations qui nouent le bide, à la façon de vicieux coups de poing, Tsukamoto ouvre les vannes dans Fires on the Plain, et il en résulte un film, pas seulement violent, mais tout bonnement gore, avec quelques séquences particulièrement redoutables – notamment celle où les soldats japonais tentant de franchir les lignes américaines tombent dans une embuscade en pleine nuit, dans la lumière des phares des tanks : s’ensuit une longue fusillade au cours de laquelle les soldats japonais se font littéralement trancher sous nos yeux, emportés par les rafales, qui s’accrochant désespérément à son bras arraché, qui ne parvenant pas à contenir ses intestins qui glissent à terre dans un mouvement constant… Mais, dès le début du film, les séquences à l’hôpital ne lésinent pas sur le bon vieux krovi rouge rouge, et, par la suite, le périple de Tamura l’amènera plus qu’à son tour à parcourir des champs, des plaines ou des forêts constellés de cadavres à moitié rongés par les vers – qui, dans certains cas, s’avèrent ne pas être encore tout à fait des cadavres… Le cannibalisme est traité de la même manière – et, si la caméra s’attarde alors de préférence sur Tamura (Tsukamoto Shinya lui-même, sauf erreur), nous comprenons très bien que Nagamatsu ne se contente alors pas de tuer Yasuda, mais dévore sa chair encore tiède…


Ce qui passe par des bruits de mastication amplifiés – comme dans le film d’Ichikawa Kon (mais en pire : eh ! Tsukamoto). En fait, si le réalisateur met en avant que c’est le roman d’Ôoka Shôhei qu’il voulait adapter, et depuis bien vingt ans, et non le film d’Ichikawa Kon qu’il voulait « remaker », il apparaît clairement qu’il a vu et analysé son prédécesseur, et en a repris quelques traits, ou usé de procédés assez proches et qui, quand on enchaîne le visionnage des deux films, sonnent parfois comme des sortes de clins d’œil. La scène décrite un peu plus haut, avec les phares des tanks américains dans la nuit, débute comme un écho de la même scène dans le film d’Ichikawa – si la très graphique fusillade qui suit n’a rien de commun avec le Feux dans la plaine de 1959, film pourtant déjà très violent, mais clairement pas à ce point. L’ouverture même du film, dans sa réalisation, renvoie au film d’Ichikawa – avec cet officier sans cœur qui braille sur Tamura malade, les visages des deux alternant face caméra, dans une sorte de réminiscence rugueuse et pathologique d’Ozu Yasujirô. Cependant, à ce compte-là, on peut dire que Tsukamoto Shinya s’en tire mieux qu’Ichikawa – lequel dérivait de ce face à face une scène d’exposition un peu trop démonstrative ; Tsukamoto, lui, préfère faire usage d’un montage resserré et nerveux, qui alterne non seulement ces visages, mais aussi les lieux, Tamura faisant sans cesse l’aller-retour entre son camp et l’hôpital de campagne, alors qu’on le chasse sempiternellement des deux.


La réalisation, globalement, est à l’avenant – et, à l’occasion, Tsukamoto est sans l’ombre d’un doute Tsukamoto, dont la caméra à la main bouge sans cesse, et très vite, et parfois sans doute un peu trop (Tamura faisant face au chien, poursuivant le Philippin qui va le dénoncer, faisant face au couple dans l’église…). Cela fonctionne mieux dans les séquences qui confèrent au périple de Tamura un caractère presque hallucinatoire, impression renforcée par l’utilisation de la musique – d’autant que, cette fois, Tsukamoto semble aller à l’encontre de ses habitudes, notamment quand il filme la nature, par opposition à ses environnements urbains et rouillés de prédilection ; si l’ouverture du film m’a un peu chagriné l’estomac, avec son grain de vieille DV pourrie, la suite se montre plus convaincante, quand Tsukamoto joue de l’opposition entre un cadre naturel paradisiaque et une guerre atroce qui le subvertit et le rend hideux – en cela, Fires on the Plain peut faire penser à la BD plus récente de Takeda Kazuyoshi, Peleliu, Guernica of Paradise (qui se déroule également dans le théâtre d’opérations philippin à la même époque, et accorde une place centrale au thème de la faim).


Par certains aspects, cela dit, le film de Tsukamoto affiche effectivement davantage sa parenté avec le roman d’Ôoka Shôhei qu’avec le film originel d’Ichikawa Kon – notamment en ce qui concerne le personnage de Tamura : cette fois, si nous ne l’entendons toujours pas disserter sur Bergson (et guère plus sur la religion – mais le thème de la foi est tout de même un peu plus prégnant chez Tsukamoto que chez Ichikawa, ne serait-ce que dans la symbolique, ai-je l'impression), en revanche, nous le voyons bel et bien porter sur lui son statut d’intellectuel, même sans le revendiquer pour autant – tout spécialement quand il explique à ses camarades qu’avant d’être enrôlé, il était « simplement » un homme qui aimait lire, et qui aimait écrire… Ce sont eux qui en concluent qu’il est un intellectuel.


Mais d’autres personnages sont de même un peu plus creusés que dans le film de 1959, en ressortant des éléments qui figuraient dans le roman mais avaient disparu du scénario de Wada Natto. Ainsi, Yasuda est plus répugnant encore que dans le film d’Ichikawa, mais sa relation avec Nagamatsu est éclairée par la référence à leur passé : Nagamatsu est un enfant illégitime, qui n’a pas vraiment connu son père, et qui est obsédé par cette condition, tandis que Yasuda a abandonné un enfant illégitime alors qu’il était étudiant… Mais, concernant Nagamatsu, Tsukamoto en rajoute : il en fait un tout jeune homme particulièrement geignard, qui ne cesse de fondre en larmes – ce qui suscite aussi bien la compassion que l’agacement, délibérément… tout spécialement bien sûr quand le personnage, de victime de la cruauté de Yasuda, tourne à l’agresseur en chassant et en dévorant « les singes », dont Yasuda lui-même (ce qui relève donc d’une certaine manière du parricide), sans admettre sa responsabilité personnelle dans ces atrocités : il se défausse sur son père de substitution (certes un affreux connard).


Le point, cependant, qui associe bien plus le film de Tsukamoto au roman d’Ôoka qu’au film d’Ichikawa, c’est la fin. Tsukamoto opère tout d’abord un retour aux sources, en balayant les préventions d’Ichikawa Kon et de Wada Natto, qui refusaient à Tamura d’achever son processus de déshumanisation, usant d’un expédient pour faire en sorte qu’il ne consomme pas de chair humaine. Dans le film de Tsukamoto, pas de dents qui tombent : Tamura mange bel et bien « du singe », et, s’il le fait dans un état semi-délirant qui pourrait laisser entendre qu’il n’a pas toute sa conscience, en fait les éléments ne manquent pas qui tendent à démontrer qu’il sait malgré tout ce qu’il est en train de faire… mais n’est tout simplement pas en mesure de résister. À vrai dire, là aussi Tsukamoto en rajoute, dans une brève scène qui aurait pu être grotesque en toutes autres circonstances, mais ne prête vraiment pas à rire ici : Tamura, blessé par l’éclat de sa grenade qu’il avait inconsidérément laissée à Yasuda, ramasse un morceau de sa propre chair, arraché à son dos… et l’enfourne aussitôt dans sa bouche. Ce qui renvoie en fait au roman, quand, dans sa crise mystique qui lui interdit de manger quoi que ce soit, car cela reviendrait à tuer des animaux ou des plantes, Tamura concède que, au plan moral, il peut probablement manger sa propre chair…


La fin, dès lors, est différente du film d’Ichikawa – et plus proche de celle du roman, même si sur un mode considérablement plus allusif. Un ultime feu dans la plaine attire bien Tamura qui vient de tuer Nagamatsu, mais, à partir de là, les souvenirs du soldat s’embrouillent (visuellement, cela passe par un montage entrelacé d’écrans noirs et de séquences filmées qui montrent la capture de Tamura).


Et nous faisons un saut de quelques années en avant : l’intellectuel Tamura écrit, une femme lui apporte à manger – je ne sais pas s’il s’agit d’un hôpital psychiatrique, d’un hôtel ou du foyer (la jeune femme n’a pas d’uniforme, mais s’adresse avec déférence à Tamura, et, si l’habitat a tout du japonais traditionnel, j’ai l’impression qu’un plan du couloir laisse supposer plusieurs chambres du même type ? Honnêtement je n’ose pas trancher – n’hésitez pas à éclairer ma lanterne). Mais quand vient le moment de manger, Tamura semble craquer : il gémit, et se balance d’avant en arrière (filmé de dos uniquement) – la femme qui lui a apporté son plateau a laissé les shôji entrouverts, elle regarde la scène avec un air parfaitement dépité, elle savait visiblement à quoi s’attendre… Fin. Tsukamoto, ici, a expliqué qu’il ne voulait pas faire mourir Tamura, comme dans le film d’Ichikawa – parce que l’horreur doit se poursuivre après la fin du film.


Au-delà, comparer les deux films en termes qualitatifs est délicat. Personnellement, je tends à croire que le film d’Ichikawa Kon est « meilleur » dans l’absolu, et marque plus durablement, mais l’interprétation de Tsukamoto Shinya n’en est pas moins intéressante – notamment, d’ailleurs, au regard de cette dimension du traumatisme, et en faisant bien manger « du singe » à Tamura. Mais le film stupéfie avant tout par sa violence extrême, qui produit en définitive un effet différent du film d’Ichikawa Kon.


Dans tous les cas, les deux sont remarquables – et le roman qui leur a donné naissance aussi. Ces trois œuvres ont chacune leur singularité, mais toutes brillent – et, que ce soit le roman d’Ôoka Shôhei, le film d’Ichikawa Kon ou celui de Tsukamoto Shinya, Nobi remue les tripes en dénonçant la guerre pour l’abomination qu’elle est, le nationalisme comme l’imposture qu’il est, et le militarisme comme la pire des bêtises et la plus déshumanisante. Un propos toujours bon à prendre, dans un monde qui, hélas, oublie vite et semble toujours disposé à remettre ça.

Nébal
8
Écrit par

Créée

le 7 mars 2019

Critique lue 300 fois

2 j'aime

Nébal

Écrit par

Critique lue 300 fois

2

D'autres avis sur Fires on the Plain

Fires on the Plain
Nébal
8

Critique de Fires on the Plain par Nébal

Troisième partie d'une chronique portant également sur le roman de Shôhei Ôoka et l'adaptation cinématographique par Kon Ichikawa :

le 7 mars 2019

2 j'aime

Fires on the Plain
VictorTsaconas
3

Ennui dans la plaine...

À 23Hh15, je vais voir le dernier Shynia Tsukamoto, Fires on the Plain, l’adaptation du roman du même nom de Ooka Shohei, racontant l’histoire d’un soldat japonais qui, sur une île des philippines...

le 20 oct. 2015

1 j'aime

Du même critique

Janua Vera
Nébal
8

Critique de Janua Vera par Nébal

Pour les gens pressés, on va faire simple et lapidaire : Janua Vera, premier livre de l'inconnu Jean-Philippe Jaworski, est un ouvrage remarquable et qui vaut franchement le détour. Il ne paye certes...

le 26 oct. 2010

48 j'aime

6

La Carte et le Territoire
Nébal
7

Critique de La Carte et le Territoire par Nébal

Ça y est, je l'ai lu, ce dernier roman du Terrible Michou. Celui dont on dit qu'il fait l'unanimité de la critique pour lui, et auquel on prédit déjà le Goncourt. Ce qui ne l'empêche pas de se faire...

le 2 oct. 2010

44 j'aime

5

Conan le Cimmérien - Conan : L'Intégrale, tome 1
Nébal
8

Critique de Conan le Cimmérien - Conan : L'Intégrale, tome 1 par Nébal

Hop, encore un gros et beau morceau de classique, avec cette édition tant attendue de l'intégrale des « Conan » de Robert E. Howard. Et sans doute vaut-il mieux parler d'édition plutôt que de...

le 24 oct. 2010

27 j'aime

1