Il faut associer Carl Froelich à la réalisation de ce film tant il semble qu'on lui doive ses qualités purement cinématographiques : Leontine Sagan, en effet, ayant surtout une expérience du théâtre, aurait focalisé surtout sur la direction d'acteur... ou plutôt d'actrice, en l'occurrence car, première audace du film, il ne comporte que des personnages féminins. Très peu d'oeuvres peuvent s'en prévaloir dans l'histoire du cinéma il me semble.
L'autre grande audace, c'est bien sûr d'aborder, en 1931, l'homosexualité féminine, mais ce qui séduit davantage encore, c'est la manière très naturelle d'en traiter : on n'est étonné ni par les sentiments amoureux entre deux femmes, ni par la différence d'âge. Songeons pourtant au caractère choquant de la situation s'il s'était agi d'un homme : on eût parlé de pédophilie (Manuela a 14 ans). Avec une femme, non, le mot ne vient pas à l'esprit. Certes, le "passage à l'acte" reste assez sage, mais quand même, assez remarquable déjà de signer un film amenant à ce type de réflexion en 1931.
La mise en scène, aussi, est à saluer.
Il y a d'abord le thème récurrent des barreaux, qu'on trouve sur les uniformes, dans l'ombre projetée d'une rampe d'escalier sur le mur ou dans celle des volets d'une chambre - en particulier dans celle, très sombre, où l'éperdue Manuela est isolée. Quelques plans superbes, comme celui récurrent d'un escalier en plongée, ce qui permet de l'identifier comme l'un des éléments du drame qui se joue.
Le montage alterné entre les scènes avec la directrice et celles des jeunes filles entre elles est, quant à lui, utilisé avec bonheur à moult reprises :
- lorsque la directrice affirme que l'austérité est une bonne chose pour préparer ces jeunes filles à la guerre (allusion au désir de revanche de l'Allemagne après la défaite de 18, même si l'action se situe avant cette guerre), on voit les jeunes filles comploter pour se faire envoyer des mets délicieux ;
- lorsque la bonne société boit le thé à l'issue du spectacle, on voit alternativement les jeunes filles se lâcher et même s'enivrer ;
- lorsque, à la fin, une joute verbale oppose cette même directrice à Melle Von Bernburg (EvB), on voit les jeunes filles courir en tous sens à la recherche de leur amie en criant "Manuela ! Manuela !".
Tout cela met bien en valeur (avec humour souvent) l'échec pédagogique de l'institution qui entend mater des jeunes filles trop éprises de liberté. Mais rien ne signifie mieux cet échec que le silence pesant sur les épaules de la directrice qui descend lentement l'escalier dans la scène finale.
De belles qualités cinématographiques donc, qu'on peut imputer probablement en grande partie à l'expérimenté Carl Froelich. Mais la direction d'acteur n'est pas en reste.
Les actrices donc, et en premier lieu, "EvB" incarnée par Dorothea Wieck. La seule belle femme du film, mélange de fermeté et de douceur : on comprend fort bien qu'elle hypnotise son monde, et son apparition devant Manuela dans les escaliers fascine. La scène où chaque jeune fille se dresse sur son lit pour recevoir le "baiser de paix" est très drôle - celui qu'elle donne à Manuela est filmé comme un authentique "baiser de cinéma" entre un homme et une femme.
Il semble qu'EvB incarne aussi une revendication pédagogique des auteurs : les enfants n'apprennent ni dans la terreur que cherche à insuffler la directrice, ni dans un laisser aller total, que l’enseignante, telle Mary Poppins, ne laisse jamais s'installer. C'est ce mélange d'affection et de discipline qui permet à EvB d'obtenir de "meilleurs résultats" que ses collègues, quant à elles bien dans le ton. Un plaidoyer, donc, aussi, contre "l'uniforme" des méthodes éducatives. La métaphore guerrière se déploie d'ailleurs tout au long du film, que ce soit dans les médailles qu'arborent fièrement les éducatrices ou dans le clairon d'un régiment qui ponctue les journées. Et les seules vues de l'extérieur qui nous soient données sont des statues et des portails qui fleurent bon la caserne.
Mais revenons aux interprètes. Les jeunes filles sont assez bien aussi, en particulier Ilsa (Ellen Schwanneke), insolente à souhait. Hertha Thiele, qui joue Manuela, lorsque ses yeux sont embués de larmes, parvient à être émouvante, mais j'avoue que j'ai eu quelque peine à être touché par cette histoire sans doute trop loin de nous en 2020. C'est le gros point faible du film, qui le place en-dessous d'oeuvres au thème similaire comme le Journal d'une fille perdue de Georg Whilelm Pabst, Les anges du péché de Robert Bresson ou, plus récent, les Magdalene Sisters de Peter Mullan. Ces films parviennent sans doute aussi mieux à traduire le caractère oppressif de l'institution.
Si, donc, par certains côtés, le film a mal vieilli, par d'autres il demeure d'une modernité étonnante. Wikipedia m'apprend qu'il fut élu « meilleur film de l'année » en Allemagne et même aux USA, pour ses qualités plastiques et sa description de l'anti-militarisme. On peut se réjouir qu'un film de femme, à l'époque, ait pu être regardé par la critique avec l'attention qu'il méritait. Ce n'était, on en conviendra, pas gagné d'avance.