Ce ténébrisme pictural possède une grande influence sur la disposition de notre âme.

Lecteur, es-tu disposé à remonter la pente du temps, délaisser l'espace de quelques minutes l'instant présent, te suspendre dans l'air d'une époque qui rappelle les pages désuètes et jaunies d'un livre que tu aurais trop ouvert ?

Carl Theodor Dreyer, cet enfant adopté, a voué toute sa vie à la pellicule, à un rythme qui fut le sien (14 films en presque 50 ans de carrière), La passion de Jeanne d'Arc (1927) a marqué l'achèvement du muet, Gertrud (1964) a édifié les assises du cinéma moderne. Jour de colère (1943) se situe à la conjonction des deux, à l'âge où le 7ème art balbutiait ses œuvres parlantes. L'intrigue est plantée en 1623, dans la campagne danoise, au cœur d'une période régentée par une orthodoxie luthérienne des plus inflexibles, alors que la monarchie instrumentalise l'Eglise dans le but d'affermir le jouc idéologique et moral sur la population, parallélisme évident avec la doctrine nazie qui sévit à l'époque de la réalisation de Jour de Colère. L'interrogatoire de la vieille sorcière par ces notables ressemble, dans les propos et les postures, à ceux perpétrés par les éminences grises du Régime hitlérien.

Toute œuvre connaît à l'intérieur de son accomplissement même un moment de parfait épanouissement. Dreyer, par une parfaite harmonie entre mesure et équilibre, réalise son opus le plus maîtrisé. Son, image, décor, interprétation lui permettent d'aller au bout de son propos.

Chaque plan est en lui-même une œuvre picturale, inspirée de la peinture de l'Ecole hollandaise du siècle d'or dont Rembrandt, entre autres, fut l'un des fers de lance. Les intérieurs domestiques et d'église, les faciès, les attitudes, baignent dans un clair-obscur dont les contrastes captent notre regard. Cette référence picturale ne doit pas être une finalité, car pour Dreyer, si un plan ne favorise pas l'action, il demeure nuisible au film. L'utilisation du noir et blanc redonne vie à une époque enfouie, celle de la chasse aux sorcières qui eut lieu dans les pays du Nord au 17ème siècle. Ce ténébrisme pictural, reflété par cet affrontement du clair et de l'obscur qui cohabite dans l'homme et le déchire, possède une grande influence sur la disposition de notre âme. Le choix des images légèrement voilées, faites de tons doux, gris et noirs, adoucit le rapport entre sérénité et gravité. Le contraste entre le blanc – symbolique de la pureté originelle – et le noir – symbolique du deuil auquel l'homme condamnant les autres se condamne lui-même – ordonne l'espace-temps de l'image. Depuis le trait luminescent qui se pose sur le visage de Lisbeth Movin, accusant le secret d'une pensée dont nous ne saurons jamais rien, jusqu'aux robes noires des notables, tout avertit de la rigidité hiératique d'un monde puritain gouverné par l'obsession de la lutte entre le bien et le mal.

Jour de colère, par une construction rigoureuse et implacable, est à charge contre l'intolérance. L'objectif dénonce l'aveuglement meurtrier de l'homme, lorsque, se faisant dépositaire de la parole divine qu'il accapare, s'affirme come l'instrument et le bras armé de celle-ci pour condamner chez autrui ce que souvent il porte en lui-même. Le christianisme dépeint ici est celui de l'Ancien Testament, fondé sur la Loi du Livre, avec son Dieu de colère et d'autorité. Le regard féroce de la mère décide du destin de sa bru, cette jeune femme scandalisant une communauté fermée sur elle-même, refusant le monde extérieur, c'est-à-dire la différence. Anne doit être punie afin que l'ordre social, l'ordre en soi, l'ordre tout court, ne soit pas mis en danger.

Ce Dies irae propose plusieurs niveaux de lecture. L'approche psychologique des personnages, par les dialogues concis, mais inspirés, est dense ; Jour de colère est un hymne à la vie en réaction à la coercition puritaine, mais encore un film sur la prédestination et le refus de celle-ci par l'affirmation de ses propres choix de vie ; enfin, il est un portrait magnifique d'une femme dont le destin se rapproche de celui de Jeanne d'Arc, abandonnée, confrontée à la lâcheté des hommes, mais assumant dans la dignité du silence ces mêmes choix de vie.

De l'ambiguïté de savoir si ces femmes sont réellement des sorcières à la certitude que les hommes sont veulent et ne savent pas aimer – autre forme d'intolérance – le ressort dramatique repose essentiellement sur le climat de mystère et de suspicion. Mais par-dessus tout, Dreyer met en scène le récit d'une vie volée, celui d'une victime expiatoire de l'intransigeance lorsque Anne, revêtue du blanc manteau des hommes, s'offre en sacrifice en se déclarant sorcière, et quand elle prononce cette dernière parole, ''Je te vois à travers mes larmes, mais personne ne vient les essuyer'', sont-ce des mots de désolation ou des mots d'appel à l'aide, et par là chargés d'espoir envers la clémence divine ? Dieu seul le sait...
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le 18 nov. 2011

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