Double dutch angle en split screen, ma gueule.

Il y a quelques jours, mon prof d'histoire du ciné m'a demandé d'écrire une critique sur un extrait qu'on avait vu en cours. J'ai choisi un extrait de l'Homme à la Caméra, qu'il nous avait montré accompagné de la superbe BO du Cinematic Orchestra de 2002 et qui m'avait laissé bouche-bée pendant au moins 10 minutes. Je la poste ici pour voir ce que ça vaut, est-ce que ça vaut grand chose, je ne sais pas, moi j'aime bien mais en même temps en l'écrivant j'avais bu une bouteille de vodka par solidarité.


"L'Homme à la Caméra"
de Dziga Vertov (1929)


« L’ouie est le sens essentiel au théâtre, et non pas la vision. C’est pourquoi je dirige souvent le dos tourné ». Tels étaient les mots d’Orson Welles, qu’il prononça en 1982 lors d’une de ses dernières interviews avant sa mort.
Ces mots, que j’ai entendus l’autre jour, m’ont rappelé un extrait que nous avions vu en cours il y a de cela quelques mois. Il s’agissait d’un montage où des images du film « l’Homme à la caméra » de Dziga Vertov accompagnaient une longue suite musicale aux tons de jazz psychédélique, composée pour le film en 2002 par le groupe The Cinematic Orchestra. Le souvenir de cet extrait reste pour moi vif, non seulement pour l’expérience audiovisuelle qu’il offre, mais aussi car avec maintenant une certaine (quoique modeste) part de maturité acquise au cours de ces derniers mois passés avec vous, j’ai le recul nécessaire pour entrevoir la réalité que cet extrait véhicule, une qualité intrinsèque du cinéma à laquelle je pense Welles touchait lorsqu’il prononçait les mots ci-dessus. Cette vérité, c’est que le cinéma n’existe pas sans le rythme.
Lorsqu’on voit ces plans survolant et enveloppant le bouillon d’activité urbaine de l’URSS, on ne peut que se sentir transporté. On est amené par la main sans raison ou explication à travers un pan du monde que l’on sent alors inaccessible, sauf pour ce court moment privilégié. On en ressort aussi un peu médusé : qu’est-ce que je viens de vivre ? Là où l’on parle de narration du film, où on lui confère une valeur littéraire, j’ai l’impression qu’ici, dans une certaine mesure, il n’y en a en fait pas.
Bien sûr, lorsque je dis que l’Homme à la caméra est un film sans narration, je ne le fait uniquement que pour le malin plaisir de provoquer le lecteur, qui soudain se sent giflé et s’apprête à ouvrir les vannes pour noyer sous un torrent d’indignation et d’amour-propre artistique le jeune mécréant qui ose prétendre : « ce film ne montre rien ». Pardonnez-moi ce petit accès d’égoïsme (promis, le hors-sujet s’arrête ici). Bien sûr que le film montre, il y a de magnifiques plans composés qui relèvent d’une maîtrise extraordinaire du langage technique que l’on reconnaît bien au cinéma soviétique de l’époque. Ce que je veux dire, c’est que la force de l’Homme à la caméra est qu’il s’affranchit avec brio de la narration au sens conventionnel : la structure du récit. Elle est la mère de tous les récits qui l’ont précédé, et est enracinée dans quasiment tous les films qui l’ont suivi, à tel point d’ailleurs qu’aujourd'hui on a du mal à imaginer un film qui ne sert pas de cadre à une « histoire » dont il est presque le synonyme. Pourtant, l’Homme à la caméra n’a ni histoire, ni acteurs. On ne me raconte rien de concret ici, mais j’ai l’impression d’avoir été dans un dialogue très intime avec un film qui m’était jusqu’à là un inconnu. Comment est-ce possible ? Comment peut-on m’en faire vivre autant, me véhiculer tant de choses, sans dire un seul mot ? Si l’émotion ne passe pas par le langage, elle doit passer par autre chose. Cette chose, c’est le rythme, et ce film l’illustre parfaitement.
A l’aube du cinéma, Vertov avait déjà la lucidité de comprendre que là où les mots sont le vecteur de l’émotion dans un livre ou un conte, ils sont remplacés par les images dans un film ; en conséquence, un film parlant qui compte sur ses dialogues pour séduire pourra être loué pour la qualité de sa prose, mais au final ne resterait que le véhicule creux d’un récit certes sympathique mais mieux adapté à la forme du livre. Non, le cinéma, le vrai cinéma, est l’art de parler autrement. Les images sont ses mots, le rythme est sa langue. Le cinéma seul peut apporter un ton au récit l’on ne lit pas, que l’on n’entend pas, mais que l’on ressent. En fait, pour revenir sur la citation d’Orson Welles énoncée précédemment, je pense que le mot « ouïe » qu’il a employé est à prendre avec des pincettes, et qu’il ne parlait pas là du sens de l’audition mais de la capacité que nous avons à ressentir instinctivement la justesse d’un bon rythme et donc d’un film de qualité. Peut-être les plus fervents défenseurs du cinéma dit d’auteur diront que j’exagère, que le rythme découle de toute façon du fait de savoir raconter une histoire, ou bien que ce que je dis ne se cantonne qu’au registre précis du « cinéma-verité » (en français dans le texte) dont Vertov est le père spirituel. A ceux-là je réponds que la relation entre cinéma et rythme est naturelle, essentielle et universelle, preuve en est que la musique du Cinematic Orchestra qui l’accompagne est presque un siècle plus jeune que le film et pourtant l’épouse à merveille. A tel point que lorsque j’avais vu l’extrait en cours, j’ai levé la main pour demander si la musique datait de l’époque du film, ce dont j’étais sûr que non car trop sophistiquée mais il fallait que j’en aie le cœur net. Si ça ce n’est pas du cinéma, je ne sais pas ce que c’est.

Narcé
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le 17 mai 2016

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Bernard C

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