Un soleil plombant, Franco Nero, de la sueur. Des chevaux, des tirs, des chapeaux larges. Klaus Kinski, un titre en trois parties, des noms italiens au générique. Des zooms, des contre-jours, des flous. Le désert de Tabernas, les montagnes de la province d’Almería, le Far-West européen. Être en Espagne comme au Texas.
Dans ses premiers instants, L’Homme, l’orgueil, la vengeance a tout du « western spaghetti », appellation commune un brin méprisante pour désigner un des genres les plus populaires et prolifiques de l’histoire du cinéma italien. Même son affiche ne laisse aucun doute : marquée par des teintes jaune-orange, exhibant en grand le visage préoccupé d’un Franco Nero chapeauté, qui se soucie sans doute des cavaliers galopant à ses trousses dans la partie basse de l’outil publicitaire. Nous voici donc face au pur produit d’un genre ultra codifié et décliné sur environ 450 films en une quinzaine d’années, entre 1963 et 1978 .
Reste à savoir si ce film est une pépite oubliée ou une réitération inutile des mêmes clichés propre au genre et mieux exploités ailleurs. Si j’avais dû me fier aux avis des mordus de westerns italiens (très actifs au sein de forums salutaires pour qui recherche des bijoux cachés) il aurait mieux fallut que je passe mon chemin et que j’évite ce qu’ils qualifient d’ « escroquerie ». Cependant, étant un professionnel du temps perdu et un passionné d’escroquerie, je décidais tout de même de lancer le film. Il faut dire aussi que j’étais intrigué par un synopsis en effet bien étonnant pour un western italien. En l’occurrence, une adaptation de Carmen, nouvelle de Prosper Mérimée rendue célèbre par le génial opéra de Georges Bizet.
1h40 plus tard, je me retrouvais chamboulé par un film magnifique et aussitôt assommé par une montagne de questions.
Il est évident que quiconque tenterait de visionner ce film en attente d’un western italien classique, bien confortablement bercé par une formule engagée par maître Leone et déclinée maintes et maintes fois par ses successeurs, se verrait obligatoirement déçu du spectacle offert par le film dont il est question ici. Même si on y retrouve les éléments formels et contextuels de ce genre cinématographique, L’Homme, l’orgueil, la vengeance est à placer à la marge de ce courant. D’où les mauvaises moyennes sur les sites de notation et les commentaires désobligeants sur les forums de passionnés. Néanmoins, si ce film peut représenter une source de frustration pour les aficionados du western italien, il n’en reste pas moins un petit trésor pour le cinéphile que je suis.
Tout d’abord, il s’agit de se demander si ce film entretient, malgré les apparences, un dialogue avec le genre pour lequel il est vendu.
Hormis les quelques éléments stylistiques et profilmiques cités dans l’accroche de ce texte, il est intéressant de constater de quelle façon, thématiquement, cette adaptation de Carmen parvient à entrer en résonnance avec les sujets et archétypes propres au western italien. Narrant la descente aux enfers d’un policier de Séville devenu hors-la-loi à cause de l’amour passionné qu’il porte envers une gitane insaisissable (campée par l’actrice franco-américaine Tina Aumont, trop peu vue par la suite, qui parvient avec brio à incarner toute l’ambiguïté du personnage de Carmen), le film pose dans un premier temps la question morale comme réflexion primordiale. Le typique : « L’amour ou l’honneur ? » qui peut être plus trivialement encore reformulé par « Jusqu’où peut-on aller par amour ? ». Cependant, l’expression amoureuse est ici montrée avec beaucoup de pudeur. Quelques regards, quelques ébats et quelques promesses en l’air, un traitement onirique du regard porté par José sur Carmen suffiront à nous présenter la relation ambivalente entre le policier déchu et l’envoutante vagabonde. Une manière plutôt retenue de nous présenter la passion pour nous diriger plus rapidement sur la question morale. Qu’il s’agisse de présenter son absence ou de décrire sa progressive disparition.
Car ce que partage Carmen avec les héros habituels du western italien est la loi du plus offrant. La jeune femme papillonne vers le parti qui lui apportera la situation la plus avantageuse, tout comme le chasseur de prime se met au service de celui qui le paiera le plus cher. Il y a du Sentenza (la brute du film de Leone) chez Carmen. Il y a aussi du Tuco (le truand du film de Leone), puisque l’on comprend assez vite qu’il s’agit pour elle d’un moyen de survie, d’une compétence acquise dès l’enfance pour se démener au sein d’une existence précaire. Tout comme Tuco elle s’en délecte, puisque ce n’est au fond que ce qu’elle connaît, mais tout comme lui, elle laisse entrapercevoir des moments de sincérité touchants.
Sous l’influence de cet amour, José l’officier de police va quant-à lui suivre une trajectoire de déclin, la détérioration de son sacrosaint honneur entrainera ainsi une évolution de son affaissement physique : droit comme un « i » au début du film, il va de plus en plus courber l’échine et prendre des positions presque bestiales au fur et à mesure que son parcours va l’emmener à trahir ses principes. Sa probité va être entachée par le franchissement de trois paliers correspondant aux trois meurtres qu’il va commettre et dont les motifs engendrent le titre du film : le premier meurtre, visant un de ses supérieurs, lui fait perdre son uniforme et lui rend son individualité, le second est un crime de jalousie, commis dans un élan d’orgueil, le dernier est la vengeance sur la cause de sa perdition. Ainsi José finit par devenir un chien errant, une bête traquée telle qu’on peut en retrouver dans les films du western italien. En ajoutant à ce parcours moral les rêves d’Amérique formulés par le personnage tout au long de la deuxième partie du film, on pourrait s’amuser à imaginer L’Homme, l’orgueil, la vengeance comme une sorte d’ « origin story » de ce qui deviendra par la suite la figure du pistolero silencieux et peu scrupuleux qui a marqué l’histoire du genre. Les Blondin, Ringo, Django, Sabata et affiliés avaient peut-être quelque chose de José à leurs débuts.
Dépassons à présent la question d’appartenance conventionnelle au genre pour tenter de comprendre la démarche ayant pu motiver ce projet singulier, audacieux et déconnecté des carcans de son époque. Pour résumer l’approche de L’Homme, l’orgueil, la vengeance de façon un peu frontale : l’espace travesti qu’est le désert andalou est ici montré pour lui-même et non en guise de Far West imaginaire. Cependant, il est toujours filmé avec la même folie que dans les westerns italiens. Mais pourquoi donc cette étrange envie de s’embarquer dans un projet aussi complexe ? Diablerie.
Voici à présent l’hypothèse que je défends, mais qui peut-être discutée avec raison. Ici, le genre du western italien, ses procédés esthétiques archétypiques, ses figures, ses décors, sont autant d’outils que Luigi Bazzoni emploie avec un certain talent afin de nous livrer une adaptation de Carmen d’une profonde sensibilité. Bizet à l’opéra avait la musique, les vers et les voix pour nous plonger dans le torrent émotionnel de cette histoire tragique de passion destructrice. Bazzoni a les zooms, les gros plans sur les yeux asséchés par les larmes ; la poussière et les rideaux en mousseline qui dessinent les silhouettes ; les contre-jours éblouissants ; la musique emphatique et assommante par son côté redondant ; le point de vue subjectif dans les moments de violence et de tension (un procédé ô combien récurrent dans le western italien) qui synchronise les battements de cœur du personnage et ceux des spectateurs ; le grand angle déformant les visages ; un montage de plus en plus brutal dicté par la perdition de José. Avec toutes ces armes, Bazzoni crée son propre opéra cinématographique, disposant alors du lyrisme nécessaire à la confection d’une adaptation réussie de l’histoire qu’il souhaite porter à l’écran.
Le cinéaste bénéficie par ailleurs des « persona » rattachées aux acteurs qu’il engage. Même si le rôle de jeune premier idéaliste n’est pas tout à fait ce qu’on attend chez Franco Nero, il est néanmoins évident que la simple apparition de son visage imberbe suffit à nous identifier à lui, étant tout de même la plupart du temps le héros des films dans lesquels il apparaît. Pour Klaus Kinski, c’est encore mieux. Identifié de coutume à un salaud, il prend ici les traits d’un salaud. Là est tout l’avantage de ce casting, repère confortable pour le spectateur et permettant au réalisateur d’aller tout droit à l’essentiel, sans se perdre dans de trop longues séquences de caractérisations. L’effet pervers peut être un plongeon en double salto dans le cliché et la parodie involontaire, mais Bazzoni se révèle être un cinéaste assez subtil pour éviter cet écueil.
Ainsi, c’est le genre, avec ses codes et ses représentations, qui offre à Bazzoni la possibilité de livrer un film puissant, envolé et sincère. Un trésor oublié auquel il s’agirait de donner une seconde chance. Il serait possible de parler de ce film très longuement tant il est unique et bourré d’idées soulevant des questions de cinéma passionnantes. Mais je sais qu’il a très peu été vu et mon but ici est plutôt de vous donner l’envie de le regarder sans vous en dévoiler tout le mystère. Vous m’en direz des nouvelles.
Texte rédigé pour le numéro 5 de L'Invisible, journal cinéphile en accès libre et gratuit : https://drive.google.com/file/d/1OzztDSxu58yUWBJgVAQSRz-L0OB0_nAF/view?fbclid=IwAR0EPS4b635DjKVY7bM0i8On3qYey_elDoJZ9EJJ9wXAkyVtkgEN5t-y4Dk