Des années durant, film après film, John Ford aura participé activement à la glorification du mythe Américain, posant les fondements de sa mythologie, édifiant ses légendes... Seulement, aujourd'hui, les époques ont changé et le western a vieilli avec lui. À l'aube de ses soixante-dix printemps, le cinéaste se dit qu'il serait peut-être temps d'entamer la conclusion de cette formidable histoire qui se confond avec l'évolution du septième art. Raconter, encore une fois, peut-être la dernière fois, l'histoire de cette Amérique qui a dû choisir, à un moment donné, entre le passé et la modernité, entre le droit et la sauvagerie, entre le far west et la démocratie. Mais cette histoire, cette fois-ci, ne peut plus se raconter avec la vigueur, la passion voire l'utopisme de naguère... le temps n'est plus au rêve, il est à la désillusion et au réalisme. Alors, avec The Man Who Shot Liberty Valance, Ford revisite la naissance de la démocratie ricaine avec la lucidité et peut-être l'amertume du vieux sage qu'il est devenu.

C'est avec le regard sombre, mais avec une voix limpide, qu'il vient nous conter les dernières heures du western : le ton est à la solennité ; la sobriété, voire le minimalisme, de la mise en scène comme de l'histoire nous invite au recueillement. The Man Who Shot Liberty Valance se présente comme l'éloge funèbre du western, mais il annonce également l’avènement d'un nouveau monde, moderne et démocratique, celui des États-Unis d'Amérique. Seulement, cette naissance s'accompagne d'un dilemme terrible puisque cette nouvelle société va devoir choisir entre le droit et la loi du plus fort, entre la réalité et le mythe.

Ford nous présente son film sous la forme d'un conte désenchanté, la précision de sa mise en scène impose le respect et il faut reconnaître qu'il utilise magnifiquement bien le symbolisme pour représenter la confrontation entre deux conceptions de l'Amérique : celle du pragmatique Doniphon (Wayne) face à l'idéalisme d'un Stoddard (Stewart). La grande idée du cinéaste est d'éviter le manichéisme avec des rivaux qui défendent tous deux les mêmes valeurs et les mêmes idéaux ; seule la méthode à employer va les opposer. Alors bien sûr, la démarche de Ford va vite tourner à la démonstration implacable et son film prend vite les formes d'une brillante leçon de cinéma. Certes tout cela manque un peu de passion et notre homme tend un peu trop facilement vers cette conclusion, si célèbre aujourd'hui et qui est résumée ainsi : When the legend becomes fact, print the legend .

Mais quelle fabuleuse façon de conter l'histoire !

Il était une fois le Far West, un monde sauvage où la loi du plus fort était souvent la meilleure ! On imagine fort bien qu'un tel monde ne pouvait célébrer que les apôtres de la violence. Liberty Valance en est l'un d'eux ; c'est un être cruel et sanguinaire qui ne s'exprime que par les poings ou le fouet. Avec la fin du far west, il disparaît aussitôt mais sa légende, elle, reste intacte et perdure dans le futur...

Il était une fois le vrai héros du far west, celui qui s'exprime par les armes, comme Valance, mais qui choisit de défendre des valeurs positives, la veuve, l'orphelin et tout le toutim. Doniphon en est l'un d'eux, mais il ne peut accéder à la légende ou à la postérité. Pas assez cruel pour le Far west, trop violent pour le monde moderne, c'est un homme de l'ombre condamné à disparaître. Seule son action est éternelle ; il a tué Valance, il a ouvert la porte à la démocratie.

Il était une fois l'homme de loi, celui qui va aider un gars comme Doniphon à organiser des élections ou à créer une école. Stoddard en est l'un d'eux mais il ne peut accéder à la postérité pour les bonnes raisons. Au temps du far west, il n'est rien sans les talents d'un Doniphon et le monde moderne va le célébrer pour ce qu'il n'est pas, c'est-à-dire celui qui "tua Liberty Valance".

Ainsi, c'est dans une ambiance funeste extrêmement prégnante que se termine le conte fordien. Il n'y a pas de joyeuse conclusion à cette histoire, forcément, il y a tout juste une séquence, d'une grande sobriété, au cours de laquelle le cinéaste se permet de verser une petite larme sur la dépouille du western, en filmant le cercueil où repose le corps du cowboy sans nom. Le cadavre n'est pas encore sous terre mais tout le monde semble l'avoir déjà oublié. Tout le monde sauf celui qui est entrée à Washington grâce à lui, celui qui défend la loi et la justice mais qui est acclamé par les autres pour un acte "illégal". Celui-ci, aujourd'hui, est bien le seul à pleurer une démocratie qui ne peut se défaire de ses vieux réflexes. Aujourd'hui, il est également le seul à se diriger vers le symbole du pouvoir en habit de deuil.

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le 12 janv. 2024

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Procol Harum

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