Il y a un an, le jury cannois attribuait une palme à un film très modestement et sobrement intitulé Amour. Point d’autre choix, comme souvent chez Haneke, que d’accepter ce qui nous était dit : ça devait être ça l’amour, qu’on le veuille ou non. Mais voilà, l’Amour, c’est cette année qu’on va le trouver. Un amour intense, brut, passionné et passionnant. Un amour du premier regard au dernier regret. Un amour complet, pour le pire, le meilleur, et le reste.

Rares sont ces films qui parviennent à nous saisir pour ne plus nous lâcher, trois heures durant et plus encore, le temps d’une vie peut-être. La Vie d’Adèle qui effrayait certainement par sa durée démesurée et la réputation de son auteur, se révèle être douce et intense à la fois, tout simplement hypnotisante. Elle nous fait voyager sur les visages mouvants de ses deux héroïnes, au plus près de leurs expressions et du grain de leur peau, mais aussi dans le temps, à travers les années, qui passent comme un souffle.

La première séquence nous plonge ainsi dans les visages de lycéens absorbés par la lecture de Marivaux. Si l’Esquive composait sur les Jeux de l’amour et du hasard, c’est cette fois la Vie de Marianne qui s’infiltre dans le film, jusqu’à lui inspirer son titre. La jeune Adèle, en classe de première littéraire, a été subjuguée par la lecture de ce roman si particulier, où un homme et artiste essaye de se mettre dans la peau d’une femme – ce que tente et réussit brillamment ici Kechiche. On découvre ainsi Adèle lycéenne, dans cet âge aussi ingrat que rayonnant, et au moment où elle se découvre, notamment sexuellement. On la suivra jusqu’au bout d’une route, peut-on dire, pour ne pas trop en révéler. Se dessine alors une fresque, où se dépeint une naissance, celle d’une femme, dans la douleur qu’elle peut procurer.

Autant le dire sans retenue : la Vie d’Adèle est une œuvre majeure, un film exceptionnel, un choc cinématographique, bref, un chef d’œuvre. Il est rare de voir tant de maitrise et de liberté au cinéma, tant de justesse en tout point, tant de beauté dans le jeu et les visages. Le film réussit à créer cette impression étrange de voir une histoire d’amour pour la première fois, de vivre, au côté des personnages, un premier amour. C’est en cela que l’œuvre fascine : elle est universelle, parle et parlera à chacun, intensément, pour des détails et dans l’ensemble, de façon intime et profondément personnelle. Car c’est de sa démesure, au cœur de ces scènes étirées mais jamais trop, et méticuleusement construites, que le film tire sa force. En instaurant des repères sociaux qui ne sont jamais lourds (les très belles scènes de diner), en situant les personnages et leur caractère au détour d’une phrases, en montrant l’évolution d’une relation par le biais d’un regard bien cadré, d’une voix qui se casse, qui sonne faux pour être vraie (la scène de dispute), Kechiche redonne toutes ses lettres de noblesse à une forme de naturalisme. On est loin du surlignage de certains films d’auteurs français, et le réalisateur prouve qu’il sait s’écarter des sentiers battus. Il réussit là où tous les autres échouent : certaines phrases et scènes pourraient être ridicules, consternantes, elles sont grâce à la caméra de Kechiche grandioses. Cela passe par un nombre de prises incalculables, des caprices qui n’en sont pas pour avoir la lumière parfaite, la bonne expression, le moment juste. Car il faut oser réussir à jouer sur la texture d’une huitre ou dire « Moi je mange toutes les peaux » quand on parle d’un couple lesbien. Il faut oser filmer si bien l’amour, jusque dans les lits, et montrer ce qu’est la quête de la jouissance : ces fameuses « scènes de cul » qui ont pu choquer sont d’une crudité certes parfois dérangeante, mais parfaitement justifiée. Il est rare de voir d’aussi belles scènes de sexe au cinéma.

Il faut alors remercier Adèle Exarchopoulos – quasi inédite – et Léa Seydoux – qu’on n’a jamais vue aussi intense – car elles sont renversantes. Il y a quelque chose de bouleversant dans le fait de découvrir ainsi une actrice et de la voir éclore sous nos yeux. On pense alors, bien sur, à Pialat, et sa Bonnaire, à l’évidence, au magnétisme qui parfois se forme entre un corps et une caméra. La complicité de ces deux jeunes femmes, et celle qu’elles ont dû nouer, peut-on imaginer, avec leur metteur en scène, est d’une force difficile à qualifier. Leur jeu est d’une telle puissance qu’on croit les voir vieillir – à l’instar des héros de The Grandmaster. Et c’est encore une fois grâce à cette durée, mais aussi à la grandeur des détails, et au talent des actrices qu’on s’attache de façon littéralement exceptionnelle aux personnages.

Superbement imbriquées – Kechiche est un maitre dans l’art du montage et de la reconstruction du récit à cette étape de l’écriture cinématographique – les scènes qui se succèdent sont limpides et illustrent au travers de belles ellipses le passage du temps d’une façon réaliste et poétique à la fois. Adèle se métamorphose, et le film nous fait passer par une multitude d’états : on rit, sourit, pleure et se tétanise. Superbement écrit aussi, puisqu’au delà de l’amour, c’est la complexité des rapports entre les sexes, entre les classes, entre les communautés qui est abordée, mais aussi des sujets aussi vastes que l’importance de l’instruction, de l’art, de la culture, et sans pour autant se limiter à cela. Pourquoi s’aime t-on, se quitte t-on ? A quel moment la différence de milieu, d’ambition, de vision peut-elle briser des êtres ? Quand cesse t-on d’aimer ?

Toutes ces questions, on peut les lire dans ce film, et bien d’autres encore. Des pages, un roman, un roman fleuve peut-être, pourraient être écrits et ne suffiraient pas à rendre toute la grandeur de ce film. Car La Vie d’Adèle, s’il fallait la résumer en un mot, est magique. Les mots sont impuissants pour signifier réellement sa réussite. Adèle, son actrice, Emma, Léa, Abdellatif : ils nous rappellent brutalement ce qu’est le cinéma. Un truc magique, inexplicable, éblouissant, qui nous transporte et nous vide, nous remplit de souvenirs et d’émotions, un truc aussi fort que la vie, « de l’autre côté de la vie », comme disait Céline. C’est beau à en pleurer.
qiuqiu
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le 26 juil. 2013

Modifiée

le 14 oct. 2013

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qiuqiu

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