La vie domestique est une adaptation française dans un environnement français d'un roman anglo-saxon situé dans une de ces suburbs friquées et cloisonnées comme on en trouve tant aux Etats-Unis et qui ont donné à l'écran la série à succès Desperate Houseviwes.

Le sujet est d'ailleurs peu éloigné de celui de la série : le quotidien domestique d'une poignée de femmes au foyer, dans une banlieue bourgeoise de la région parisienne, en Seine-et-Marne. Sauf que le traitement diffère totalement. Exit l'humour piquant et les intrigues policières ou adultérines farfelues, bonjour la description clinique et réaliste du quotidien morne de ces femmes, si morne qu'il en devient presque glauque, en tout cas vaguement déprimant.

Soit Juliette (Devos), ex prof de lettres, docteur ès littérature contemporaine, qui publie des articles ici et là, anime un atelier de littérature dans un lycée de ZEP pour des filles en BEP et qui cherche un emploi pour retourner dans la vie active. On le comprend vite, la vie domestique dont il est question ne la passionne pas vraiment. Le film, construit autour de 24 heures de la vie de Juliette, épouse en partie son point de vue. Pour la fréquenter dans de nombreuses scènes, et observer la manière dont elle se comporte et réagit, intériorisant une bonne partie du dégoût que lui inspire le spectacle de sa propre vie, on sent que le regard de la caméra dans les scènes où elle est absente est le sien, ou proche du sien.

Le film s'ouvre avec assez de talent sur un repas chez des bourgeois arrogants et friqués, qu'on déteste instantanément. Le racisme et la misogynie du chef d'entreprise non d'égale que la stupidité soumise de son épouse, franchement sotte et vulgaire. Mais ce qui est intéressant dans cette ouverture, c'est le comportement du mari de Juliette. Sa lâcheté devant la répartie de sa femme, qui s'indigne des saillies de son hôte, est confondante. En deux mots et quelques geste, son personnage est condamné, c'est un salaud ordinaire.

Exactement 24 heures plus tard, après un autre repas du même genre; mais cette fois chez eux, le résultat est le même. Cet homme ne fait qu'enfoncer sa femme dans la banalité, l'ennui - l'horreur ? - de son quotidien qui ne lui ressemble pas, et semble même considérer que c'est bien normal, puisque c'est une femme. Le dernier plan, où Devos, décidément épatante, fume en plantant son regard et son rictus devant la caméra, est sans appel.

Mais le parcours entre ce point A et son image à peine déformée n'est pas sans défauts. L'enjeu d'un film au sujet aussi casse gueule est de rendre cinématographique quelque chose qui ne l'est à priori pas : le quotidien, dans ce qu'il a de plus trivial, de plus anodin, de plus ennuyeux. Voir Devos lancer une lessive en maudissant Agnès Obel, où bien ramasser consciencieusement les miettes du petit déjeuner derrière son mari et ses deux enfants aurait pu être d'un mortel ennui, mais ça passe. Cela fonctionne car on le voit rarement au cinéma, justement, à part peut-être chez certains Claire Denis ou Chantal Akerman (d'autres femmes cinéastes, étonnant, non ?). Le problème, c'est que par moments, c'est raté. Les scènes domestiques centrées sur les autres femmes, les Julie Ferrier et Noguerra surtout, ne fonctionnent pas. Elles sonnent faux, condescendantes, caricaturales. On les déteste ces femmes, on les méprise, et on se demande si la cinéaste n'en fait pas autant, mais en l'absence d'un vrai point de vue ironique, on est un peu perdu. Le café matinal entre ces trois femmes qui discutent de la famine dans le monde et d'autres problèmes avec un grand P est un grand moment de désarroi, renforcé par le gag curieux qui clôt la séquence.

Plus étranges sont les petits détails qui marbrent le récit. Cette femme qui manque de se faire renverser en pleine nuit au début du film, et qui s’avérera rapidement être Cindy, une mère-ado paumée, cette autre femme, énervée, qui manque elle de renverser des enfants à la sortie de l'école. Les horloges, omniprésentes, et le désintérêt de Betty pour la mort de sa grand-mère. Devos rayonne, humaine et lucide, au milieu de ces fantômes de femmes. Elle résiste, elle veut vivre mais le film semble la vaincre. Pas anodin qu'elle lise du Woolf ("To the Lighthouse" je crois) à son atelier. Pas anodin non plus que le film soit resserré sur 24h, et qu'il se termine par un dîner. Mais dans cette rencontre entre Mrs Dalloway et les Desperate Housewives, pas d'épiphanie. Juste la mort glauque d'une enfant disparue, hors champ, et vaguement reliée à Juliette. Celle-ci, bouleversée par la nouvelle, semble bien la seule à en avoir vraiment quelque chose à foutre. En fin de compte son épiphanie, c'est peut-être sa cigarette avant de se coucher. Ce moment, dans le noir, où elle est enfin seule, sans responsabilités, sans gosses, sans mari, sans rien pour lui dicter quoi faire. Le regard dans le vide, lucide, mais pas épanouie.

Dans les nombreuses scènes que traverse Devos, au pas de course, il y a celle, passionnante, où elle prépare le fameux dîner en discutant avec sa mère. dont on voit rapidement qu'elle tient beaucoup de son caractère. Deux femmes fortes, courageuses, obstinées à leur manière. Mais malgré ces quelques moments réussis et les réflexions que peut susciter le film, il déçoit un peu par son incapacité à se forger un vrai point de vue. Il manque derrière ce récit un peu éparpillé une personnalité, une intention, une cohérence. On aimerait que cela fasse moins cinéma "à la française", de boulevard, façon Danièle Thompson ou théâtre filmé, où des bourgeois dînent en s'envoyant des piques. On aurait aimé un film plus centré sur son personnage, plus osé, peut-être plus méchant et plus sombre encore. Et pourtant ce n’est déjà pas bien joyeux.
Krokodebil
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le 5 oct. 2013

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