Le Fleuve est un régal au banquet de la vie, un soleil de poésie, d’intelligence et de sensibilité. C’est une rhapsodie peuplée d’étrangers, d’un veuf inconsolable, de mutilés de guerre et d’êtres en suspens ou qui cherchent leur place. À l’instar des trois jeunes filles occupant le centre de la fiction et vivant la sortie de l’enfance comme un pénible oubli, ou du capitaine John tenté de progresser à contre-courant, d’aller à la révolte, de refuser son sort. Mais pourquoi donc aller chercher si loin l’apaisement ? Un tel orientalisme dissimule un mal d’expatrié, d’exclu du bonheur dont il est difficile de mesurer le prix : tant d’application à dire qu’il faut bien et qu’il vaut mieux surmonter la souffrance, accepter morts et destructions pour que la création puisse encore advenir, en dit long sur la douleur qu’a dû se coltiner Renoir dans ces eaux-là. Tant d’éloignement, de recul, d’exil se manifestent dans ce film si lointain, si retiré, et dont la pudeur étreint. Pour enseigner aux personnages ses plaisirs ou ses blessures, l’amour les entraîne au fil d’une éternelle sarabande. Le British way of life régit encore ce coin d’empire où le jour va bientôt définitivement tomber. Dans une propriété du Bengale, Harriet, Melanie, Valerie, John offrent, refusent, s’observent et se jalousent comme auparavant les maîtres et les valets autour des étangs de Sologne. Fuites et poursuites, joies et détresses tracent, enlacent, nouent et dénouent de semblables arabesques. À voir s’organiser ces lignes naît le même émerveillement, le même sentiment de plénitude que devant le temple qui s’édifie, le ballet qui s’ordonne, les satellites qui règlent leurs courses autour de l’astre central. Hauts dans le ciel, comme mus par une étrange mélopée, dansent quelques cerfs-volants aux couleurs chatoyantes : courbes capricieuses qui tantôt se rapprochent, tantôt s’éloignent, s’entrecroisent et se fuient. Le vent tombé, la chanson achevée, le jeu terminé, ils resteront accrochés aux branches de l’arbre. Dans cet intermède, dont la grâce un peu absurde suffirait à justifier la présence, est-il possible de voir le symbole de l’œuvre ? Une certaine orchestration présentait déjà l’image de La Règle du Jeu. Le rythme s’est ralenti, s’est apaisé, car les danseurs sont autres et car le meneur de jeu a vieilli ; mais c’est bien le même menuet qui fait entendre sa mélodie. Avec quelque chose de plus, ce moment favorable, techniquement et humainement, voyant le cinéaste totaliser soudain l’expérience d’une vie.


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Vers la fin de la première demi-heure, tandis que la voix de la narratrice, Harriet, exalte la beauté du bazar, un plan fixe montre ce marché où s'assemble une foule de plus en plus dense. Voici qu'entre le capitaine John, de dos ; avant d'avoir pu sortir du champ, il disparaît au milieu des passants anonymes. Harriet, qui le suit, survient à son tour et se laisse engloutir plus vite encore dans la cohue. Comme elle saute sur place pour tenter d'apercevoir le jeune homme, sa tête émerge de nouveau un instant. Ce plan dure environ quarante-cinq secondes ; l'action des personnages n'en occupe pas vingt. Il condense tout l'argument et évoque tout le style du Fleuve. Une adolescente qui poursuit d'un peu loin un homme, voilà son intrigue amoureuse. Un être jeune fasciné par un adulte qui le quitte, c'est le versant Stevenson. La présence de l'Inde, la solitude affairée des Blancs dans un monde qui grouille et musarde, penche du côté de Kipling. Il n'y manque que la lagune Jane Austen : la comédie des sœurs et des rivales, l'ironie, la fierté et le romanesque. Deux relations confèrent sa valeur dramatique au passage. Sans elles, le spectateur n’y trouverait qu'une prise de vue rapportée d'un voyage en Inde, souvenir d'un lieu typique où passent malencontreusement deux Européens gâtant le pittoresque. La première, qui lie les deux protagonistes, traduit la passion du regard : l’adolescente cherche maladroitement à voir le capitaine. La seconde, qui unit le récit à l'image, implique le temps : le commentaire de Harriet signifie que ce passé est révolu. Au mièvre rapport de sens entre l’histoire racontée et le cadre décrit, Renoir préfère une simple juxtaposition, inexplicablement émouvante et par là même motivée. Plus que du fond et de la forme, il s’agit de deux thèmes que le contrapuntiste organise l’un par rapport l’autre. C’est dans leur mariage que tient le miracle de chaque scène comme de l’œuvre entière. La carte et la danse sacrée du Fleuve n’interviennent pas comme de simples parenthèses ou de banals ornements mais avec le même rôle que la touche dans le tableau ou le vers dans le poème.


Par la philosophie de l’homme en osmose avec la nature, par l’univers personnifié agissant en acteur du drame, les partis pris audacieux de Renoir sollicitent la comparaison avec l’art de Flaherty autant qu’avec Inde, Terre Mère de Rossellini. L'image documentaire permet de faire chanter comme jamais la couleur, que le cinéaste utilise pour la première fois, mais son emploi n'entrave nullement la puissance de représenter. On a tant entendu le réalisateur répéter qu’il s’amusait comme un fou en peignant les feuilles des arbres sur le tournage qu’on en oublie que son chef-opérateur et neveu Claude était déterminé à ne pas se faire étalonner par la doxa Technicolor. De son côté, le décorateur opéra une discrète dépigmentation pour éviter les stridences : il n’hésita pas à escamoter les fleurs du jardin, superbes mais gênantes quand leur éclat faisait irruption dans la composition des images. Cette simplification affecte les personnages qui se voient attribuer une tonalité propre, le bleu pour Harriet, l’ocre pour la rousse Valerie et le rouge ou le brun pour Melanie. Nul doute que Renoir a vu dans ce jet rituel un équivalent de sa propre manière de faire déborder la couleur sur le trait. L’enjeu plastique du film, qui consiste à désamorcer l’exotisme d’un film occidental sur l’Inde, est aussi motivé par un rapport complexe à la palette d’Auguste — et aucunement par quelque pictorialisation mal placée. Lorsque, dominée par des rouges et des verts plus denses, l’histoire du dieu Krishna écrite par Harriett est imaginairement interprétée par Melanie, elle ne donne pas lieu à une enluminure mais à une citation qui tend à jouer la danse et le cinéma contre la peinture. Renoir cherche en toute chose un supplément d’âme et de beauté : dans les ailes d’ange de Victoria et les superstitions poétiques de Nan, dans les regards indéchiffrables de Kanu, l’enfant indien complice de Bogey, dans toutes les nuances de l’eau sous différentes lumières ou dans la poudre rouge dont les gamins aspergent le malheureux facteur un jour de fête printanière. Chaque notation trouve sa juste place, chaque détail s’inscrit dans une continuité vivante pour que chaque impression, aussi furtive soit-elle, contribue à la vaste respiration de l’œuvre.


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Une séquence magnifique apparaît comme un précipité de la méthode Renoir : sur un air de flûte, la maisonnée est parcourue par une caméra fluide, caressante, qui glisse de la mère délaissant son livre et s’assoupissant au vieux serviteur indien, à Nan la gouvernante, à Elizabeth entourée de peluches, aux deux jumelles allongées côte à côte, à Hoppity le lapin et à la minuscule Victoria. Une série de travellings avant et arrière, montés en fondus enchaînés, effleure ces corps plongés dans un sommeil de conte de fées. Le balancement ainsi créé, pareil à une brise berçant les humains et veillant sur leur repos, conduit au petit Bogey comme endormi lui aussi, et dont les images ne montreront ensuite que le cercueil de bois blanc et la trace laissée dans les mémoires. Le consentement dont parle Melanie au capitaine John, après cet évènement tragique, se situe au sein d’une pensée dont l’auteur a pris connaissance en Inde avec un bonheur d’autant plus grand qu’il y a découvert un écho de la sienne propre. L’unité du monde célébrée par les hindous lui était déjà apparue sur les chemins de vignes de Toni, à travers les sous-bois hantés de présences de La Règle du Jeu et, plus encore, dans le champ de coton inondé de L’Homme du Sud. Il sait depuis toujours qu’on ne peut pas remonter le courant, qu’on ne revient pas contre ce qui a été fait, qu’il n’y a pas de rémission des péchés. Pour autant cette compréhension n’est pas un fatalisme ni un moyen de combattre l’affliction. Le capitaine John ne verra jamais sa jambe repousser. On ne se consolera jamais de la mort de Bogey. L’acceptation implique l’exigence d’un réel appréhendé dans le style de Melanie, c’est-à-dire sans complaisance ni sentimentalité, de manière à ouvrir comme elle le fait, par son simple regard, tout le champ de l’esprit. Elle devient synonyme de délivrance ou de salut, de dénouement à coup sûr et pour finir d’acquiescement. Or c’est bien là le sentiment qui circule lorsqu’on découvre ce splendide chant panthéiste, irrigué d’harmonie spirituelle, qu’est Le Fleuve. Tout se passe comme si l’on était porté par une eau venue des hauteurs de l’Himalaya, comme si elle s’étalait sous nos yeux après quatre mille ans de voyage, riche de ses limons et forte de ses pouvoirs.


Le film porte les cicatrices de l'histoire : la colonisation, une métisse, un vieux guerrier sikh et surtout le personnage du capitaine John qui fait songer, par son passé de héros moderne, sa claudication et sa maladresse, à une fusion de deux camarades de La Règle du Jeu, l'aviateur Jurieu et Octave, c'est-à-dire à Renoir lui-même. À partir du Fleuve, le cinéaste se prend de passion pour l’humanité toute entière, ayant acquis au bord du Gange la conviction qu’il suffit de patienter pour que tout ce qui tend à dépasser finisse par épouser un ordre qui ne saurait être que naturel. Le temps de la satire, de la lutte, de l’engagement, de l’indignation, de la revendication sociale (qui parcourent sa filmographie des années trente, de Boudu à La Bête Humaine) est terminé : voici venu celui de la sagesse, de l’exaltation vitale, du plaisir d’esthète de raconter, d’inventer des histoires, des spectacles, sans pour autant renoncer à y formuler quelques propositions idéologiques et morales, contestataires ou non (Le Carrosse d’Or, le final de French Cancan, les noces champêtres du Déjeuner sur l’Herbe offriront ainsi d’inoubliables fêtes pour les yeux). Dans le verger, un arbre apprivoisé n'étend ses branches que pour porter une balançoire ou abriter la sieste, tandis que le mystérieux pipal, dont la cime se perd dans un fondu au noir, nourrit du foisonnement de sa souche la suggestion d'une forêt menaçante. Une porte, une balustrade, un mur ébréché forment des frontières et offrent des meurtrières aux guetteurs. Dehors, l’environnement du village et de l'usine présente une antithèse active à l'étendue infinie du fleuve. Mais il est aussi des zones plus vagues où règne l'ombre ou une lumière plus sinistre : la nuit sur les flots, l'anse inculte où s'enfuit Melanie et la jungle au cœur de l'arbre sacré. Régions où disparaître, où s'éteint la familiarité. La menace, dans ce film biblique, a un goût satanique. La mise en scène, s’accordant au point de vue qui fut toujours celui de Harriet et des siens, révèle cette composition d'une manière qui ne laisse guère d'illusion sur la communion cosmique : de mémoire d'homme, le monde ne s’est jamais constitué autrement que par cette division. Depuis toujours, le serpent est bien dans le jardin. Plutôt qu'une hymne védique dans le goût de Leconte de Lisle, Le Fleuve est une élégie du paradis perdu.


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Thaddeus
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le 13 sept. 2020

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