Je suis amoureux du cinéma de Visconti. Tout dans ce film résonne en moi et dans notre époque morne et par bien des aspects désespérante, celle d’une civilisation arrivée en bout de course, d’une génération entre deux mondes. Ces films sont des films-fleuve, emplis d'une telle richesse politique, sociale, esthétique, qu'elle est difficile à appréhender entièrement. Je m'y essaye.


Le film raconte l’épopée révolutionnaire des partisans de Garibaldi en Sicile et comment une famille princière tente d’y survivre, quitte à perdre ses valeurs traditionnelles. Du moins, c’est ce qu’on pourrait voir en apparence. Car le discours de Visconti est beaucoup plus subtil et cynique. Il ne décrit ni l’exaltation révolutionnaire, ni le conservatisme réactionnaire. Il ne tranche pas entre les deux camps. Car pour lui ces deux camps sont une façade. Les nobles de demain seront les mêmes que ceux d’hier. Tout au plus les noms et les visages changeront. Mais la révolution n’est qu’une révolution de façade. C’est la thèse de Gramsci, le célèbre penseur italien sur laquelle s’est appuyée Visconti ici pour traiter son récit. Cependant on peut encore aller plus loin, ce film est un film sur la décadence, qui annonce les autres films à venir du réalisateur. C’est le portrait d’un noble, un guépard, félin gracieux, qui regarde son empire s’étioler non sans une certaine mélancolie. Et la mort de ce monde signifie la sienne, sa vieillesse par rapport à la jeunesse qui prend sa place. Il ne s’agit pas de redistribuer les richesses, de donner les clés au peuple, non. On change juste les têtes. Et le personnage principal regarde cela avec la tendresse mélancolique d'un homme mûr qui vit entre deux époques.


Comment ne pas dresser à première vue un parallèle entre la fin des royaumes italiens, l’unification italienne et la Révolution française ? Visconti pousse le parallélisme. Le palais du prince Salina c’est une sorte de petit Versailles : terrasse dallée, salons dorés, jardins luxuriants, femmes languides sous leurs ombrelles endimanchées de robes élégantes. L’église est là aussi, interrompue en pleine prière par l’assassinat d’un jeune garçon aux portes du palais. La révolution est là. La comparaison est si forte que Don Fabrizio de Salina (Burt Lancaster, magistral), regrette que ces gens agitent le drapeau tricolore plutôt que la fleur de lys. Il dit cela à son neveu, le jeune et fougueux Tancrède (Alain Delon), qui a épousé la cause des garibaldistes, des révolutionnaires.


Le Prince de Salina ne croit pas en la révolution. « Regardez mon père, c’est magnifique - en parlant du paysage - Il en faudra des révolutions pour détruire le pouvoir de ce filtre magique qu’on nous verse là-haut depuis toujours. » Goûtez la poésie de ce personnage magnifique de décadence. «Au fond, tout restera comme avant, notre pays est le pays des accommodements ». C’est toute la thèse du film et elle sera répétée à l’envi, niant tout intérêt à la République et à l’Italie unifiée naissante.


De là à penser que chez nous aussi la Révolution n’a peut-être été qu’une façade, il n’y a qu’un pas. Une bourgeoisie fortunée a remplacé une noblesse décadente. L'ordre social n'a pas été réellement inversé. C’est au fond la même histoire.


Ce film est comme toujours très littéraire, avec des dialogues magnifiques, une symbolique et des parallélisme fabuleux, de bout en bout. Mais le grand thème du film n’est peut-être pas tant politique que philosophique, métaphysique même. C’est celui de la décadence. C’est à partir de ce film que Visconti bascule dans cette thématique, somme toute italienne. La décadence c’est l’histoire de l’Italie. Depuis Rome tout semble être décati, tout juste le soubresaut de la Renaissance. Le reste n’a été qu’un murmure. Il filme donc la décadence de ces aristocrates italiens, la fin d’un monde, le même qu’il filmera dans La Mort à Venise ou Ludwig. Il filme les fresques, les décors des palais, des oeuvres d’arts, les statues antiques, les ruines, c’est l’Italie éternelle, immarcessible.


Cette révolution, il faut la comprendre dans la mentalité italienne comme l’éternel recommencement des crises politiques romaines antiques. L’affrontement millénaires entres les populares, les partisans du peuple, et les optimates, les élites. Au fond, cette thèse est valable pour notre monde dans sa globalité. Même pour les crises actuelles, c’est ce qui en fait sa force. Cette dualité n’a jamais changé, tout comme Rome est éternelle.


Lorsque les chemises rouges, les révolutionnaires, entrent dans la ville, l’exaltation de la révolte emporte tout. La violence des armes signe la fin de l’Ancien Régime. Le rouge, symbole révolutionnaire et du sang ici, est particulièrement à propos. Mais voilà ces derniers qui entrent dans l’ancien palais de Don Salina, qui est parti dans son autre résidence, sont eux aussi éblouis par le faste, le luxe, les ors.


Pour survivre, les nobles, déshérités, désargentés, éreintés par la bourgeoisie qui prospère depuis des décennies n’ont d’autres choix que de s’adapter ou de disparaitre. Ils se vendent au plus offrant, offrent leur nom contre argent. Le Prince Salina décide donc de marier son neveu à la magnifique Angelica (Claudia Cardinale, hypnotique, la plus belle femme du monde), la fille du maire de la ville où se trouve sa résidence, et plus riche propriétaire terrien de sa région, des terres qui autrefois appartenaient aux Salina. L’occasion pour eux de retrouver un peu de fortune. La beauté d’Angelica est irradiante, littéralement. Lorsqu’elle entre dans le salon guindé de cette famille noble, elle illumine les lieux. On la regarde, comme la nouvelle princesse qu’elle est déjà. Elle, la fille d’un homme et d’une femme sortis du ruisseau ou presque. Sa mère est cloitrée chez elle car elle n’a aucune éducation et ne peut se marier au monde aristocratique. Elle ferait tache. Là on tient un message ironique de Visconti : ce n’est peut-être pas tant la noblesse qui épouse la bourgeoisie que la bourgeoisie qui épouse la noblesse.


Rien ne change. On peut le voir dans la scène des élections. Le maire annonce une victoire pour le plébiscite de la République et du roi. Mais, on comprend que les résultats sont truqués, cinq cent voix à zéro. La scène, pathétique, est entrecoupée d’une fanfare qui ne joue jamais dans le bon tempo et interrompt sans cesse le bourgmestre, qui devient alors ridicule. La République n’a aucune légitimité. Comme le dit le Prince la révolution n’apporte rien de bon : « Amour, feu et flammes pendant six mois, des cendres pendant trente ans. »


Le prince Don Salina est la figure du patriarche sicilien (comment ne pas songer à Corleone dans Le Parrain, montrant la continuité immuable de la culture sicilienne). Cet homme dirige d’une main de fer toute la famille : arrange les mariages, distille les conseils, paternaliste et autoritaire.


Il continue de montrer que rien ne change : « il fallait bien que quelque chose change pour que tout puisse rester comme avant » explique-t-il pendant une partie de chasse à un ami Don Francesco qui veille sur la fortune familiale et qui est un fervent aristocrate a qui on a forcé la main. La vieille famille n’a plus de fortune, seulement encore un peu de prestige comme le dit le père d’Angelica : « vous qui descendez des Titus et des Bérénice ». Comme je l’ai dit, en Italie, on en revient toujours à Rome…Noblesse d’empire, noblesse monarchique, noblesse républicaine…Rien ne change.


Lorsque le mariage est annoncé entre Tancrède et Angelica, l’épouse du Prince est furieuse. C’est un personnage effacé et pourtant qui dit juste, elle traite son neveu de médiocre, de parvenu. Pour elle, il trahit son rang. Et ce personnage en effet sera une girouette, une de ces figures qui émergent lors des révolutions et qui louvoient d’un camp à l’autre pour être toujours dans le sens du vent (Talleyrand). À la fin du film, après avoir épousé la cause révolutionnaire, il félicitera l’armée pour avoir rétabli l’ordre : « Le nouveau royaume a besoin d’ordre ». Il était républicain, le voilà redevenu monarchiste.


Mais le film a une autre lecture, beaucoup moins politique et plus métaphysique comme je l’ai dit. C’est un film sur la mort et la décadence. Le personnage du Prince c’est Visconti. C’est d’autant plus vrai que Visconti est lui-même issu d’une famille aristocratique. Dès lors, le film devient un récit familial où Visconti se met à la place de ses ancêtres. Le Prince,est le narrateur de plus en plus présent du film. Au début on le voit peu et il prend toujours plus d'importance. Il commente, il observe. De personnage arrogant et sévère, il en devient élégant et subtil. Il est un pur chevalier, un pur noble, dans tous les sens du terme : raffiné, élégant, hautain et arrogant tout à fois. Voilà sa philosophie : « j’appartiens à une génération malheureuse, à cheval entre deux mondes, et mal à l'aise dans l'un et dans l'autre. Et de plus, je suis sans illusions.» Pour lui la Sicile ne changera jamais, la Sicile n'a toujours été qu'une colonie et « la vanité des Siliciens est plus forte que leur misère ». «Un sommeil, un long sommeil, c’est ce que veulent les Siciliens.» Par Sicilien, entendez la Sicile, par Sicile entendez le Prince qui en est la personnification. Par sommeil entendez la mort : Les Siciliens, dit-il, ont « une soif de voluptueuse immobilité, c’est à dire encore la mort. ». Autre signe qui ne ment pas sur cette désillusion décadente, la passion du prince pour l’astronomie, il contemple les étoiles la nuit comme il se berce d’illusion ou aspire à un ailleurs. Ce sont des thématiques qui ne quitteront plus jamais le prince, le narrateur, le réalisateur, qui ne sont qu’un.


Les mots définitifs à ce propos sont prononcés par le prince à la fin du film : « Nous étions les guépards, les lions, ils seront les chacals, les hyènes (…) et quoi qu’il en soit nous serons le sel de la terre. » On peut être vaniteux, couper des têtes, et quoi qu’il en soit, on finira tous par mourir.


La scène finale de bal est magistrale. Elle est probablement la quintessence de l’art de Visconti. La nouvelle élite entre dans la danse, au propre comme au figuré. Elle n'est pas sans rappeler celle qui viendra dans La Mort à Venise, le salon du grand hôtel, scène surchargée de belles personnes et de décors pompeux. Elle rappelle bien entendu les romans de Mann et Proust, véritables obsessions de Visconti. On voit les nobles, hypocrites, qui flattent les militaires alors qu'ils sont ceux qui ont détruit leur monde, par pur instinct de survie, les voilà à ramper, sans principes. Compliments sur compliments, bals des hypocrites. Le colonel se vante d'avoir rétabli l'ordre, d'avoir chassé sa bande de factieux. L'ordre militaire triomphe toujours.


Le prince, cynique glisse vers l'humour noir (il compare les jeunes aristocrates consanguines de sa propre famille qui se pavanent à des guenons) observe ce monde, ambiance fin de race, un peu comme le personnage décadent de Jepp, dans La Grande Bellezza de Sorrentino, qui est plus que jamais un film inspiré par Visconti. Il est narrateur, spectateur, de sa propre déchéance. Il se regarde à un moment dans le miroir pour signifier son extériorité à la scène, sa jeunesse disparue. Il complimente la beauté d'une des nobles jeunes femmes, «Eleonora Giardinelli, un cygne blanc dans un étang de grenouilles...»


Il en vient à haïr ce que le monde est devenu ; ce monde convenu, triste, sordide, d'une grande platitude et d'une grande vulgarité. Les nouveaux maitres du monde ne sont que des parvenus. Il s'est battu pour les intérêts de sa famille, a offert un bon mariage, a conservé son rang, en vain. La mise en scène, crépusculaire, avec ses bougies allumées à la main, ses costumes d'un autre temps, ce luxe dégoulinant de partout, sans parler des dorures ; tout est fait pour montrer par l'image l'état d'esprit du personnage.


Éreinté par la chaleur, comme le personnage de La Mort à Venise, il erre, livide, au milieu d'un bal. Il regarde les jeunes gens beaux comme des dieux (son neveu, Angelica) prendre le pouvoir et lui le perdre. C'est sa jeunesse passée qu'il contemple, dans les ors de ce luxueux palais. Angelica lui fait du charme, femme fatale, il ne résiste pas à lui accorder une dernière danse, pour se sentir jeune. Il répond à des commentaires indigents et des phrases convenues des invités, s'éclipse à chaque fois devant tant de médiocrité. « Qu'est ce que tu regardes, tu fais la cour à la mort ?» demande Tancrède à son oncle qui regarde une toile sublime de Greuze représentant d’un enterrement. Oui ce film est truffé de références intellectuelles et artistiques et il faut s’en réjouir. « Pourquoi penses tu à ça, qu'est-ce qui te prend ? » lui redemande Tancrède. « Pour vous la mort n'existe pas, c'est quelque chose qui concerne les autres. » répond le prince, philosophe.


À la fin du bal, tout ce beau monde main dans la main se réjouit de posséder tant sans savoir qu'un jour ils perdront tout à leur mort. Les ainés partent se coucher. Les jeunes dansent plus frénétiquement encore. Le monde accélère, et plus vite les anciens sont mis à la porte. Le vieux monde se meurt, le nouveau émerge. Mais toujours dans les mêmes salons, à l’abri du petit peuple.


Visconti, jusqu’au bout est impitoyable dans son ironie. Il montre une pièce où se trouvent des centaines de pots de chambre de toutes ces sémillantes personnes. Au fond, elles sont ordinaires, mais elles ne le mesurent pas. Pire, il est cynique : « Belle armée, elle fait les choses sérieusement. C'est ce qu'il nous fallait pour la Sicile. Maintenant nous pouvons être tranquilles » glisse le maire de la ville, satisfait de fortune. Rien ne change.


À la fin du film, le Prince rentre du bal à pied. Il prie un instant et erre dans le véritable visage de l’Italie, celui de la misère. Et c’est là que je me rends compte que Paolo Sorrentino, réalisateur également de Loro, un film sur Berlusconi, reprend cette scène mais avec l’homme politique à la fin de son biopic. Tout termine sur les ruines, sur la misère, sur la décadence, sur la mort. Le thème est une constante de l’art italien, son alpha, son oméga. On peut penser aussi aux plans de Dogman de Matteo Garrone, qui filme le délabrement, celui des corps, des paysages et donc de l'Italie. Les ruines, la misère, la décadence, toujours. Le Prince disparait dans ces décombres misérables, comme un guépard, comme un félin, dont on sait qu'il va mourir solitaire à l'abri des regards.


Ce film n'est ni réactionnaire, ni révolutionnaire, il est le dépassement des révolutions, le temps de la résignation, sirupeuse mais lucide, celle qui, inexorablement, mène à la mort. Les bourgeois ont pris la place des princes, mais ce sont les mêmes, et sans style ni élégance aucune. Peut-être encore pire donc. « Il fallait bien que quelque chose change pour que tout reste comme avant » disait le Prince. Traduisez : je me meurs tandis que vous prenez ma place. Rien ne change.

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le 10 nov. 2019

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Tom_Ab

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