Le parallèle avec Eyes Wide Shut est flagrant : dernier film (en théorie), dernier acte de d'un réalisateur de génie, qui, choisissant la retraite et l'arrêt de sa production cinématographique, nous livre son oeuvre la plus personnelle, une sorte de synthèse de toute sa filmographie, de toutes ses obsessions et de tout son talent. Pourtant, il signe aussi un dessin-animé d'une grande maturité visuelle et scénaristique. Le film se détache de l'univers chatoyant et onirique qui caractérise Miyazaki. C'est une oeuvre réaliste, terrible, crue. Le curieux paradoxe du dessin-animé pour adulte.
L'histoire est inspirée de la biographie d'un ingénieur japonais qui entre 1920 et 1940 révolutionna l'aviation japonaise. Sur fond de fascisme, de pauvreté d'un pays sclérosé et isolé du monde, qui fait face à la guerre et aux tremblements de terre, le rêve enfantin du héros trouve ici un accomplissement morbide. Il créera l'avion le plus performant de l'aviation japonaise et aussi le plus destructeur. Malgré lui, son jouet d'enfant devient l'engin de guerre le plus dévastateur. Rêve de papier qui échappe à son créateur. On est touché et choqué par son évidente naïveté, à ce héros qui, lors d'un voyage en Allemagne, en regardant les immenses avions de guerre allemands au service de la barbarie s'exclame : "magnifique !".
Mais c'est aussi l'histoire d'un pays touché par la maladie, l'épidémie de tuberculose et les tremblements de terre. Naoko, rencontrée lors du terrible tremblement de terre de Kanto dans les années 20 symbolise tous les maux de ce Japon voué à l'écartèlement. Atteinte de la tuberculose, elle accepte de vivre au côté de son mari qui ne vit que pour accomplir son rêve d'avion parfait. Une touche romantique et dramatique s'ajoute au film. Elle en paiera le prix. Puis, il y a la cigarette, omniprésente dans le film, presque scandaleuse dans un film pour "enfants" mais si représentative du monde japonais de l'époque. On ne censure pas Miyazaki, tant mieux.
Notre héros est un égoïste et un rêveur. Comment ne pas y voir le portrait inversé de Miyazaki lui-même, bourreau de travail, père et époux absent, au service d'un rêve plus grand que lui. Cependant, contrairement au réalisateur, Jiro se berce d'illusion des années durant. Errant à la fin du film dans un cimetière d'avions, il contemple son oeuvre de destruction. Il ne créera plus. Il a tout perdu. La beauté esthétique du film et sa poésie sont toujours teintées de cynisme.
Ce paradoxe esthétique, entre cynisme et beauté est finalement celui développé par Thomas Mann dans La Montagne Magique. Je ne cite pas cette référence littéraire par pédantisme, puisque l'oeuvre est littéralement portée à l'écran lorsque notre jeune ingénieur se retrouve en villégiature dans un hôtel cossu de montagne. Il y rencontre un allemand qui porte le nom du héros du roman, c'est dire, et qui cite la Montagne Magique comme l'élément déterminant de leur rencontre, comme si l'environnement magnifique permettait à la beauté de se déployer. Mais derrière la beauté il y a la mort. Naoko, l'amie de Jiro est malade, tuberculeuse. Leur rencontre est un pacte amoureux funeste. Plus encore Jiro, comme le héros du roman, est fasciné par la mort, autant que par l'esthétique et l'amour, qui ne sont que le pendant de la première. Ses avions sont des merveilles mais aussi des armes de destruction.
Ce qui est extraordinaire dans ce film c'est son réalisme et sa description du Japon des années 30. A la manière des peintres japonais, Miyazaki dessine par touches les scènes du quotidien : les rues, les maisons, les costumes. Son Japon est fascinant, sorte de portrait social, d'arrêt sur image grandiose d'une époque.
Plus encore, la virtuosité de Miyazaki est sans égale. L'animation est probablement une des plus abouties qu'il soit. Il suffit de regarde Tokyo grouillante, tous ces habitants s'affairant dans un capharnaüm. C'est aussi les estampes, les aquarelles, cette nature toujours aussi splendide que Miyazaki peint comme les grands maîtres japonais. Le ciel, thème cher à Miyazaki est magnifique. L'onirisme se retrouve parfois, au détour d'un rêve du héros Jiro. Tout est délicieusement nostalgique, subtile, poétique. La musique sert le film magistralement, variant sur un onirisme désuet et forcément déçu.
On assiste donc plus que jamais à une plongée dans un monde exotique, inconnu, différent et parfois proche du nôtre.
Le film apparait ainsi très différent des autres dessins-animés du réalisateur. Et pourtant, c'est peut-être l'aboutissement de son oeuvre le plus logique. En effet, dans cette double biographie de deux personnages de l'avant-guerre, on lit le passé du réalisateur : ses rêves d'avions, lui qui avait son père qui travaillait pour l'aéronautique, ses souvenirs de la guerre et de cette période terrible. Mais plus encore, on retrouve ses obsessions : la guerre, en filigrane, planante et terrifiante mais aussi le pacifisme : le héros Jiro est aveugle à la guerre. Il vit dans son monde, ne semble pas ressentir ses soubresauts. Il refuse le bellicisme, pourtant inévitable. On retrouve évidemment l'écologie et la nature, au coeur du film et le rêve et l'enfance, au début du film.
Il y a donc fort à parier que ce film, s'éloignant des autres, est pourtant le plus intimiste de tous.
La grande force de ce film réside dans son dessin bien entendu, mais surtout dans son écriture. Rarement dessin animé n'a soulevé autant de questions, ouverts tant de portes avec la délicatesse qui caractérise l'art japonais : le dépouillement, le détail minuscule, la poésie des choses et des êtres.
Je terminerais cette critique, en disant qu'il s'agit d'un des films les plus magnifiques que j'ai pu voir ces dernières années, mais aussi un des plus profonds et subtils dans la diversité des messages qu'il véhicule, dans l'incroyable cohérence qui résulte de cet ultime testament du maître. Les rêves de papier immenses et fabuleux dessinés patiemment par Miyazaki au fil des ans sont désormais achevés et se consument. Je citerais pour finir, ces mots du Figaro :"Contraint de mettre son talent d'ingénieur aéronautique au service de l'industrie de guerre, Jiro est un héros testamentaire, à qui Miyazaki lègue à la fois son amour de la beauté et son angoisse de la destruction du monde."