A l’image de son affiche américaine, Les chansons que mes frères m’ont apprises est tiraillé entre l’immobilisme et l’éparpillement, tout en nous montrant à quel point des deux états sont loin d’être incompatibles. Il s’agit du premier long métrage de Chloé Zhao, sélectionné d’abord à Sundance, puis à la Quinzaine des réalisateurs de Cannes avant de finir en compétition au Festival du film Américain de Deauville où il a encore de sérieuses chances. Cette myriade de sélections lui a donné une visibilité tout autant qu’une identité dont il tente pourtant de se dégager. Le film est d’abord indépendant, c’est la veine Sundance, mais c’est aussi un film d’auteur, avec une patte et un regard particulier -loin du formatage comme du nombrilisme ambiants – tout autant qu’un film Américain. Pourtant, Chloé Zhao dit elle-même avoir perdu « toutes (s)es illusions sur le cinéma indépendant américain » (dans une interview donnée à Télérama). Elle remet notamment en cause le manque d’argent qui force les cinéastes labellisés « indépendants » à rentrer dans les clous pour satisfaire les producteurs, à ne pas prendre de risques. Pourtant, des risques, Chloé Zhao en prend : dans sa forme, dans son ton et en portant un regard triste, mais pas désengagé, sur une population marginalisée. Elle a ainsi placé sa caméra dans une réserve indienne. Mais si ce récit de l’abandon où la prohibition n’évite pas les ravages de l’alcool, s’apparente à un cri d’alarme, l’espoir s’écrit aussi à travers une héroïne : Jashaun, 13 ans et donc toute la vie devant elle. C’est le cas aussi de cette jeune cinéaste née en Chine et installée à New York depuis 10 ans, mais qui a beaucoup voyagé, sans s’enraciner donc. Pourtant, son récit dans Les chansons que mes frères m’ont apprises est celui d’un enracinement profond et impossible à briser tant le sang d’un père est présent dans plusieurs corps.


Si le titre nous oriente vers un point de vue unique, celui de la jeune Jashaun dont les frères jalonnent le film, on est vite pris à rebours, puisque c’est avant tout son frère Johnny qui « s’adresse à nous », par deux fois : pour ouvrir et clore le film. Là-bas, dans cette réserve indienne coupée du reste de l’Amérique, on dresse encore des chevaux sauvages, sans les entraver complètement, en leur laissant leur part « mauvaise ». L’horizon pour ces adolescents ? Une scène de classe comme il y en a eu tant d’autres, mais plus sauvage, plus animale, dessine celui du rodéo « parce que c’est ce que j’ai toujours connu ». Là-bas, on rêve d’avoir un ranch ou de monter des taureaux. Pourtant, Johnny n’est pas sûr de ce qu’il veut. Son objectif à court terme, mais encore mal défini, c’est de partir avec Aurélia, sa petite amie, qui va faire ses études à Los Angeles. Mais pour s’extirper de là, Johnny doit encore accepter de laisser sa mère et sa jeune soeur. Or, la famille c’est précisément ce qui domine ici. Encore une fois, la cellule familiale, signe de mobilité, de cocon, éclate. La famille vit en effet un deuil puisque le père de Jashaun et Johnny vient de mourir. Cet homme-là revient donc dans leur vie alors même qu’il n’en a jamais vraiment fait partie. Un père au « 25 enfants » et « 9 femmes ». Résultat, dans cette réserve-là, les racines sont plus sévères qu’ailleurs. On est libres dans les grands espaces, magnifiquement filmés, mais bloqués aussi, par un manque cruel de perspective.


Jashaun, plus que son frère qui renonce et est déjà pris dans un trafic (celui de l’alcool qui détruit les foyers et les vies), est de la « 7e génération », celle qui, selon les dires d’un autre protagoniste du film, doit marquer un renouveau. On voit alors la jeune fille vivre simplement sa vie, verser quelques larmes, tenter de prendre une place, même minime, dans la vie de ses nombreux frères. Elle est encore à l’âge où elle a le temps de décider de l’après et où pourtant elle écrit déjà tout. Chloé Zhao décide de ne pas donner de chemin tout tracé à son héroïne qui s’accroche à son frère, mais qui observe et ressent aussi « des choses [qu’il] ne voi(t) pas ». Elle est donc gracieuse, assez indocile sans être rebelle, mature, mais aussi enfantine. Ses cheveux volent au vent, comme ceux de sa mère, déjà résignée, ou encore d’Aurélia. C’est que Les chansons que mes frères m’ont apprises est aussi un film contemplatif, lent. Il prend presque la forme d’un documentaire tant son regard n’est pas figé sur un seul personnage, mais posé tour à tour sur chacun de ceux qui composent cette communauté indienne à part. Chloé Zhao les a suivi, en immersion, pendant quatre années avant de faire son film. Cette immersion, elle tente de la faire vivre à son spectateur par l’image.


La fiction n’écrase donc pas les personnages, qui semblent pouvoir toujours prendre un autre chemin. Pourtant, si la réserve est grande, elle renvoie toujours à ses habitants l’écho de leur propre voix, jamais celle de l’extérieur. Malgré quelques longueurs et des scènes un peu trop attendues par la thématique du film – adolescence, passage vers l’âge adulte, récit initiatique – Chloé Zhao se distingue par la douceur qui se dégage de son film, où le feu ravage des vies, mais où les visages regardent toujours au loin, pour enfin apercevoir, comme Jashaun d’après son frère, quelque chose de nouveau. Le destin n’en sera peut-être pas bouleversé, la réserve perdura dans son écrin de liberté et d’immobilisme presque poétique. Jashaun est même prête à se construire sa propre famille et au-delà sa propre histoire. Son regard est plus que buté, il est déterminé aussi. Quand à la voix off et aux images, elles finissent par nous inviter au voyage, même en parlant de racines et de liens du sang.


http://www.cineseries-mag.fr/les-chansons-que-mes-freres-mont-apprises-un-film-de-chloe-zhao-critique/

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le 11 sept. 2015

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