La nuit où le Diable s'est tué.

Vous avez vu Les Démons.

Oh, vous avez vu l'enfance, et le soleil de l'enfance, et sans doute aussi l'enfance du soleil – or c'était il y a fort longtemps. Ajoutons, du reste : vous avez indubitablement vu la pagaille des vacances ombreuses, la piscine qui se joue du corps, luisante aux léchouilles de juin, la pagaille des corps qui se heurtent, se caressent et se cassent dans la piscine bombée, les vacances de piscines fracassées contre un ciel lanugineux. Vous avez vu l'été, la force du vent. Le mystère d'une porte mi-close, celui d'une voiture en marche, sans conducteur ni passager. Le silence, vous avez vu le silence, l'inimitable silence des espaces vierges, le silence inimaginable des tendres frondaisons, l'inestimable silence des étreintes de honte. Vous avez vu, sis entre la terre et votre regard, tout un pan de stupeur – que vous déroulez à l'occasion, à petites touches, dans vos paumes blanches du contact éteint.

Car vous voyez, çà! pour voir, vous voyez! Mais quand donc touche-t-on, au pays des voireux?

Le cinéma est un trou dans un trou dans un trou. Ce que vous prétendez connaître, ce que vos doigts ratissent à l'instar de mouches carnassières, c'est le banal coup d'œil. Mais un coup d'œil, gens de farniente, cela se bat. Un uppercut de la vision, bardasser pour s'affranchir. Et d'évidence cueillie à la source de mes ennuis, j'affirme qu'il n'est rien de plus sot qu'un spectateur clamant avoir tout vu. Certes, il convient de la lui concéder, cette bravade : le bougre balaie de l'œil une myriade de réels, les appréhende tous d'un même élan, confond leurs majestés en une soupe d'instants faux. Mais le jeu de l'art se joue autre part, le lieu de cette part se loue dans l'art, dans la bagarre. Ce spectateur ne se mouille jamais, pour dire vrai il s'assied, s'enlise, s'encroûte, s'enfume, s'ossifie.

Pour tout voir, il faut tout prendre. L'impasse, ou l'impassible.

Vous avez forcément vu Les Démons, car vous avez vu la vie. Mais, partant, où donc en sommes-nous rendus? Que l'on m'accorde désormais le loisir d'ouvrir une parenthèse.

(Il y a de cela trois ans, deux fillettes de mon quartier, – qui dormaient, mangeaient, dansaient, pleuraient, aimaient à deux rues du sous-sol où je rédige ces phrases, – furent assassinées par leur père. Souci de pudeur, je tairai leurs noms respectifs. Il se trouve cependant que j'appris, des mois plus tard, en lisant les rapports de la coroner, m'être trouvé insouciant, pédalant gaiement en pleine promenade à vélo, dans les environs du lieu où elles décédèrent, et ce, le jour même où elles décédèrent. Non que je fusse directement concerné par la tragédie, non plus que je pusse pleurer les mêmes larmes que celles, abondantes, de leur entourage, mais il s'agit d'un événement que je crois crucial pour ce qui concerne la formation de la personne qui a depuis éclos en moi. Mon expérience est celle d'un témoin absent, d'un errant inconscient, un présent en retard – à y bien penser, pas tout à fait, plutôt, peut-être, d'une anicroche au jour.

Ce jour, un jour fatal, ne recélait à mes yeux, au tragique zénith de son cours, qu'un tour d'effort, un four d'alacrité physique, très chaud. Tandis que deux enfants, à quelques mètres de mon trajet, sombraient dans un repli inexcusable de la condition humaine. Je saisis encore mal la possibilité de telles circonstances, et toute tentative d'excavation sentimentale en cet état de fait m'apparaît obscène – car il est hors de question, pour cette affaire, de sonder mon âme, mais bien de soigner à la mesure de nos sensibilités leurs morts absurdes, de prêter tout le soutien envisageable à leur pauvre mère, vilement calomniée sur les réseaux sociaux dans les semaines qui suivirent ce traumatisme.

Jusqu'à cette nuit, je ressassais ce mutisme à intervalles réguliers, au moins hebdomadaires.)

Cette nuit, j'ai palpé un film. Les Démons, du nécessaire cinéaste Philippe Lesage, appartient au registre de ces œuvres qui vous envoûtent, vous inséminent, puis vous lacèrent l'abdomen. On lutte, on se débat contre cette mise en scène brutalement plate, minutieuse à l'inespéré. Un film de boxe, parce que la pré-adolescence vous pète la gueule; et de tendresse, parce que la pré-adolescence vous initie également à l'amour sans partage. J'en ressors vanné, le cœur haletant. Tourner de telles scènes, au Québec, relève de la prouesse; y assister à Charny, presque trois ans jour pour jour après cette tragédie, relève en soi du miracle.

Vous avez vu Les Démons, bien sûr, vous avez vu toutes sortes d'images. Mais, de grâce, touchez-le pour une fois, une seule, une fois pour toutes, et laissez-vous, pitié, toucher en retour par sa trame.

Elle dénoue l'effroi.

Effixe
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le 10 juil. 2023

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