Il est des films dont la réputation intimide, soit par l’exigence artistique dont ils sont notoirement traversés, soit par le statut intouchable que les institutions cinématographiques leur ont conféré. Une razzia d’Oscars, une aura de grand classique populaire, une admiration presque unanime des professionnels du cinéma américain à peine ternie par la personnalité controversée de William Wyler, considéré davantage comme un (très) habile faiseur que comme un grand artiste : a priori, Les Plus Belles Années de notre Vie relève de la seconde catégorie. En réalité, et même s’il n’en possède pas les attributs les plus apparents, il devrait plutôt être rangé dans la première. Lorsque Wyler s’attèle à l’adaptation du roman de MacKinlay Kantor, journaliste-écrivain, la guerre est terminée depuis un an. L’époque est précisément celle qu’il s’attache à décrire : une période de gueule de bois, où l’espoir des lendemains qui chantent et la foi en le miracle économique d’une nation victorieuse butte sur les souvenirs meurtris et les corps cassés des privates qui reviennent d’Europe ou du Pacifique. Ils sont trois ; mais, chez Stanley Donen ou Michael Cimino, ils sont toujours trois, les soldats… Un sergent d’infanterie, un capitaine d’aviation, un Marine constituent les personnages principaux de la chronique, ramenant de chacun de leur corps d’armée autant d’espoirs fébriles (retrouver une famille, une petite amie) que de désillusions (comment repartir, se réinsérer après avoir participé à un tel conflit ?). C’est par la grâce d’un script merveilleusement équilibré, qui accorde toute sa primauté à la vérité des portraits psychologiques, que Wyler enthousiasme au-delà des attentes les plus folles. Soumise à un échafaudage narratif très adroitement pensé, la mise en scène suit les parcours des protagonistes avec la même virtuosité discrète dans la narration unique que dans le développement simultané. Le scénario est structuré à la manière d’une pièce de théâtre, sa progression est à la fois visible et très habile : cinq journées (cinq actes) qui semblent d’abord s’enchaîner chronologiquement, et dont la temporalité devient à mesure moins précise et plus concise. Pendant trois heures, le cinéaste tient la même note délicate, la plus ancienne en Occident (c’est le nostos, la douleur du retour pour le guerrier), la plus radicalement contemporaine en 1946 (le film peut tout à fait s’aligner avec Rome, Ville ouverte), et aussi la plus prémonitoire pour l’Amérique : pas de Voyage au Bout de l’Enfer sans Les Plus Belles Années de notre Vie.


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Al Stephenson s’est engagé par devoir, la quarantaine bien dépassée. Il a fallu qu’il assure, le vaillant sergent. Il faut bien compenser maintenant, et Wyler procure à Fredric March un rôle mémorable de pochetron que l’acteur incarne avec un humour ironique absolument exquis. Retrouvant son métier de courtier, il prend en charge, au sein de la banque dans laquelle il a été promu, la volonté du gouvernement d’accorder des prêts de faveur aux anciens combattants. Humanisme, première déclinaison : il a beau aimer l’alcool et noyer son angoisse dans un verre à la première occasion qui se présente, Al saura imposer à ses supérieurs sa confiance en ceux qui ont servi leur pays avec abnégation. Mais rien n’est plus éloigné du volontarisme rooseveltien que ce film, la reprise de la vie civile n’est pas gaie. Fred Derry, fringant officier hier, drugstore cow-boy aujourd’hui, est payé pour le savoir. Trente-trois dollars par semaine. Trouvant en Dana Andrews une sûreté d’interprétation impeccable, lui fait l’amère expérience de l’inconstance égoïste de son épouse, soucieuse avant tout de s’offrir une position matériellement et socialement respectable. Cependant il reste fidèle à ses principes, et lorsqu’il remet un place un anticommuniste un peu trop insistant, qui menace la tranquillité de son ami, il montre les poings. Humanisme, deuxième déclinaison : sans jamais tomber dans le didactisme pontifiant, par petites touches allusives, le film célèbre la solidarité à une époque qui en a bien besoin. Cet ami est Homer Parrish, revenu du front avec des crochets à la place des mains (au passage, Wyler montre qu’il n’a de leçon de néoréalisme à ne recevoir de personne : Harold Russell est un comédien non professionnel, et c’est un grand acteur). Celui dont le retour à la vie est le plus difficile : il est la figure de l’inéluctable qui a eu lieu, ployant sous le regard des autres et la conscience du poids qu’il représente pour ceux qu’il aime. Mais à ses côtés veillent des êtres chers. Humanisme, troisième déclinaison : l’oncle Butch est là pour lui prodiguer, avec un faux détachement tranquille, en jouant négligemment un air de piano, de précieux conseils. Son père également, présent pour le déshabiller chaque soir et le défaire de son harnais. Surtout, sa petite fiancée Wilma (fragile Cathy O’Donnell), naïve et protectrice, demeure à ses côtés, toujours convaincue qu’il est l’homme de sa vie. Lorsqu’un soir, il consent à lui montrer ce que serait leur existence conjugale, et qu’il lui permet de le délester de ses prothèses, une douceur infinie recouvre le film, la triste besogne devient un magnifique acte d’amour, et l’on se prend, comme Homer, à laisser couler une larme de joie.


Car il faut parler des personnages féminins, de la place que Wyler leur accorde, du pouvoir incroyable de reconstruction dont il les sait capables. Milly Stephenson, stoïque et sophistiquée, toujours belle, est le roc de son mari : capable de le bousculer, lui rappelant ses priorités, gouvernant son foyer et couvant ses enfants d’une attention sans faille. Sa fille Peggy est quant à elle est une jeune femme active et moderne, qui a hérité de son père le goût de la franchise sans détour, et de sa mère la plus grande clairvoyance. Comme Wilma, elle est un vecteur d’affection, un être salvateur qui permet aux hommes d’avancer. Sa relation naissante avec Fred, bien qu’entravée par la résistance un peu bourrue d’Al, géniteur aimant mais possessif, offre au film de merveilleux moments de complicité sentimentale. Il faut dire qu’elle possède les traits adorables et la spontanéité vive de Teresa Wright, qui était déjà la fille de Bette Davis dans La Vipère, faisait pleurer dans Madame Miniver et illuminait de son charme candide la vénéneuse Ombre d’un Doute d’Hitchcock. Tous ces êtres touchent infiniment, mis en valeur par une réalisation d’une limpidité, d’une intelligence, d’une subtilité sans défaut. La profondeur de champ, qui jusque là avait si bien servi la volonté de théâtralisation de Wyler, témoigne ici d’une vision nette et affirmée, ramène à une époque où le cinéma ne découpait pas, et laisse le spectateur libre de choisir le point de vue de l’action où il veut porter son attention. C’est ce qui fait par exemple l’intérêt d’une scène où la dramaturgie est doublement focalisée : au premier plan, un groupe parmi lesquels Al et Homer chantent au piano, tandis qu’à l’arrière-plan, à l’extrême gauche, on voit sans l’entendre Fred téléphoner dans la cabine du bar. La tension, également répartie dans une ligne de fuite, vient du fait qu’Al a persuadé Fred de rompre avec Peggy : la netteté de la composition force dès lors à lire l’image dans son ensemble, l’insouciance bruyante de l’avant-plan ne prenant de sens que par rapport à la crispation muette de l’arrière-plan, et vice-versa.


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Ce procédé est l’un des nombreux que le cinéaste utilise ou invente afin de prendre ses distances de l’action, sans en obscurcir l’intelligibilité et surtout la lisibilité du ressenti. C’est en cela sans doute que Welles et Wyler, découverts en même temps, associés à leurs corps défendant dans leur collaboration avec le chef opérateur Gregg Toland, diffèrent substantiellement. Chez le premier, baroque "monstratif", le style dramatise et le refus de découper pointe du doigt ; chez le second, classique discret, le style et la durée du plan ont valeur de litote. Les Plus Belles Années de notre Vie regorge de telles configurations. Au début dans la cabine, quand ses compagnons sont endormis et que l’avion survole la terre natale, Homer est photographié en un plan rapproché assez long jusqu’à ce que son regard s’embue, instant d’autant plus poignant que la cause de son comportement n’est jamais identifiée : appréhension du retour du vétéran, apitoiement sur soi de l’amputé, souvenir de l’amoureux, ou tout cela mêlé ? Dissocier ainsi l’action de la réaction est une démarche neuve dans la rhétorique américaine. Il y a aussi ce superbe resserrement autour du visage d’Homer apparemment indifférent quand son père, hors cadre, lui retire son appareillage et lui passe son pyjama ; ici, c’est parce que le spectateur est conscient qu’on lui dérobe une action qu’il est à même de projeter ce que le personnage éprouve. Le cinéaste ne construit pas une mise en scène ostensible en quête d’efficacité mais préfère architecturer un ensemble en jouant sur les souvenirs et la perception du public, pour l’amener à scruter l’image à la recherche de son foyer émotionnel. Lui qui a souvent été accusé, non sans mépris, de n’avoir ni style ni personnalité prouve ici triomphalement le contraire : emboîtements, cadres et surcadres, compositions, tout atteste d’un idéal de mesure dont la pudeur est le véritable moteur. Vous avez dit académique ?


Face à tant d’enjeux romanesques, et à une telle plénitude dans leur résolution, on pense à un grand maître du mélodrame : Douglas Sirk. Si Wyler demeure très éloigné du pathétisme des situations à l’œuvre chez le maître de Mirage de la Vie, tout comme de son lyrisme formel saturé, l’immense réussite de son film n’a rien à envier aux plus grandes œuvres de ce dernier. Le drame du conflit, le dilemme du retour au pays ont été des sujets maintes fois traités dans le cinéma américain. Ce film en figure les motifs avec une humilité constante dans l’expression, des idées très fortes qui parcourent le récit comme autant d’éperons douloureux. La déambulation de Fred au milieu de centaines d’avions démembrés, son immobilité dans le cockpit d’une carcasse amputée de ses moteurs, comme Homer l'est de ses avant-bras, offrent une image très forte du désarroi des démobilisés. Cette perspective sociologique, ces éclats de vérité nichés au cœur du film, en nourrissent la valeur. Au début de Voyage au Bout de l’Enfer, cet autre chef-d’œuvre consacré au tombeau de la guerre, on assiste à une splendide scène de mariage. À la fin, la petite communauté entonne God Bless America autour d’une table, avec la certitude qu’unis les uns aux autres, ils s’en sortiront tous. Trente ans avant Cimino, Wyler fusionnait les deux séquences : le mariage et l’espoir, mais à la fin du film. Il y a l’oncle Butch qui dispense ses conseils au piano, il y a le couple sorti des turbulences qui a décidé de s’unir, il y a trois amis revenus de la guerre qui s’embrassent avec générosité, il y a l’ancien aviateur qui, ouvrant enfin les yeux, rejoint la femme qui l’aime et décide de donner une chance à leur histoire d’amour. C’est alors une immense émotion qui recouvre le film, et c’est dans nos sanglots de bonheur qu’il se referme.


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Thaddeus
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le 24 août 2012

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le 23 août 2014

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