Nous sommes dans la dernière scène de Escape from L.A. (1996), film de science-fiction dystopique de John Carpenter plongé dans une nuit qui semble éternelle. Dans ce second opus, Snake Plissken, l'anti-héros par excellence, vient encore de rendre un grand service contre son propre gré au gouvernement américain autoritaire qui a annexé des villes entières (New York, puis Los Angeles) en zones de non-droit afin d'y séquestrer les très nombreux criminels du pays. Il a exploré les tréfonds obscures de L.A. où règne le chaos pour y récupérer un émetteur satellite pirate capable de désactiver les appareils électriques du monde entier. Lors de cette dernière scène donc, Snake victorieux, l'émetteur à la main, décide de ne plus obéir aux ordres, quel qu'en soit les conséquences. Il ne rend pas l'émetteur, mais accomplit ce qu'il tentait d'empêcher depuis le début du film. « More things change, more they stay the same », déclare-il d'un ton laconique, paraphrasant à peu près la fameuse phrase du Guépard. On l'avertit raisonnablement : « You push that button, everything we've accomplished for the past five hundred years will be finished. Our technology, our way of life, our entire history ». Rien à faire, le bougre appuie et renvoie l'humanité à l'âge de pierre. Sans la moindre émotion apparente, il sort le dernier cigare de son paquet, fait craquer sa dernière allumette au milieu d'une nuit silencieuse. Après un regard caméra insistant, il éteint l'allumette d'un souffle en annonçant comme une épitaphe dans un fondu au noir : « Welcome to the human race ». Est-ce là un choix irresponsable et monstrueux, ou un acte de révolte iconoclaste, et peut-être même porteur d'espoir ?


La question n'est pas aussi tordue qu'elle en a l'air. L'attrait inévitable que l'on peut avoir pour cette fin radicale n'est pas anodine, comparable à celui qu'on peut avoir pour un objet dissimulé dans la pénombre de la nuit. À partir d'une vision désabusée des problèmes de la société, elle ouvre par l'abolition de l’État et ses infrastructures un champ des possibles qui pourrait être aussi bien celui de la démocratie et la justice que celui de la terreur et du chaos. C'était la grande obsession de Hobbes qui vivait la guerre civile anglaise : perpétuer l’État à tout prix, qui nous garantit d'avoir une lanterne, même vacillante et un peu autoritaire, au beau milieu de la nuit sauvage. Sans elle, nous serions fait comme des rats, bon pour retourner dans l'état de nature, celui de la guerre de tous contre tous, le « pire de tout » (Le Léviathan). Partant de ce postulat, il serait facile de mettre à bas un tel radicalisme anti-moderne que celui de John Carpenter. N'est-ce pas nous laisser recouvrir par cette nuit-là, où les pires passions profitent de l'obscurité pour se déchaîner, que de rejeter à bloc les institutions politiques et avec elles le progrès technique qui ont guidés l'homme vers « l'autonomie » depuis l’avènement du contrat social ? On n'est jamais très loin du fanatisme, c'est-à-dire le déni théologique de la distinction entre l'être et le devoir être, un refus catégorique et destructeur d'accepter la société telle qu'elle est, pour d'imposer sa propre vision par la violence. Les deux mots viennent immédiatement à la bouche : « obscurantisme » et « djihadisme », la peur d'être engouffré dans un puits sans lumière par une minorité démente, de retrouver la nuit de l'humanité dont on se serait miraculeusement extirpé en inventant les Lumières. Mais le soleil supposément radieux de cette pensée moderne qui nous guide est-il vraiment moins dogmatique que l'obscurantisme religieux qu'il nous a fait quitté ?

C'est ainsi que le doute surgit dans l'esprit du spectateur lorsqu'il assiste à l'acte démentiel de Snake guidé par la main de Carpenter. On n'ira pas prêter à ce dernier de grands talents de théoriciens du politique. Cependant il parachève avec cette ultime scène d'un métrage de fin de carrière qui jusque-là avait plutôt un goût de réchauffé l'intuition anarchiste de tout un pan de son cinéma. Sa défiance des institutions politiques et de l'idéologie dominante déjà décelée dans Escape From New-York (1981) et They Live (1988) trouve un aboutissement avec cette seule séquence. Elle réalise le vieux fantasme de précipiter la chute de notre civilisation qui ne tenait plus que par la coercition de vieux dirigeants et leurs complices. Mais surtout, elle part d'une autre analyse de notre société que celle qu'on voudrait nous inculquer comme vérité incontestable. Souhaiter la bienvenue à la race humaine n'est donc nullement vouloir lâcher la bride aux plus bas instincts de l'homme, ou faire revenir le joug de l'obscurantisme, mais réveiller soudainement ce qu'il reste de notre humanité pour rebâtir un autre monde sur les cendres du précédent. Poser un tel regard sur l'acte iconoclaste de Snake n'est pas évident, mais il me semble faire surgir une passion viscérale de destruction du pouvoir qu'on a parfois envie de laisser exprimer. Ainsi, il est possible d'éclairer d'un jour différent que celui de la pensée dominante l'action des Black Block, qui ne peut se résumer à l'attrait de quelques décérébrés pour la violence et le chaos. Mais pour ce faire, il faut remettre en cause certains de nos acquis occidentaux à propos de la bienfaisance de notre société : c'est précisément l'invitation que nous propose John Carpenter.



  • Traduction des dialogues : « Plus les choses changent, plus elle restent les mêmes ». « Si tu appuies sur ce bouton, tout ce que l'humanité a accomplit depuis cinq cents ans disparaîtra. Notre technologie, notre manière de vivre, notre Histoire ». « Bienvenue à la race humaine ».


  • Cette critique est jumelée avec mon article politique « L'ombre du modernisme politique » paru dans le dernier numéro de la revue étudiante Opium Philosophie sur le thème de la Nuit que vous pouvez retrouver ici : http://opium-philosophie.com/revue/derniernumero/


Marius_Jouanny
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le 31 mai 2018

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Marius Jouanny

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