A l'instar du bouleversant Mon roi de Maiwenn, on aura tout entendu sur le dernier film de Valérie Donzelli suite à sa présentation au Festival de Cannes 2015. Des promesses déçues d'un espoir du cinéma français au ridicule anachronique du film, un déferlement de critiques négatives s'est abattu sur Marguerite et Julien. Preuve de plus en est la faible mobilisation des journalistes lors de la conférence de presse cannoise du film, au cours de laquelle l'équipe s'est exprimée devant un parterre médiatique vidé de ses rangs et peu loquace, chose assez déstabilisante pour n'importe quels créateurs et acteurs, qui plus en sélectionnés en compétition de l'un des plus grands festivals de cinéma du monde (si ce n'est le plus grand). A l'occasion des dernières rencontres "Télérame dialogue", Thierry Frémaux a même dit avoir regretté la sélection en compétition de ce film, non pas du fait de sa qualité, mais plutôt en conséquence de cet acharnement critique.


Et pourtant...


Sans crier nécessairement au chef-d'oeuvre, Marguerite et Julien est pour autant loin d'être un nanar de seconde zone. Si se pose la question de la légitimité de sa présence en compétition (comme on avait questionné la simple sélection en section parallèle du bijou qu'est La guerre est déclarée), cette oeuvre tend à se défendre largement. Mieux encore: je la qualifierai de "pas mal". "Pas mal du tout" même. Ne comptez donc pas sur moi pour rejoindre les tenants d'une sévérité et d'un mépris extrêmes, cela serait n'être qu'injuste avec Valérie Donzelli. Marguerite et Julien, c'est l'histoire d'une sœur et d'un frère, Marguerite et Julien de Ravalet (si, si, ils ont vraiment existé), dont l'amour incestueux défraya la chronique à leur époque (fin XVIe siècle-début XVIIIe) et les condamna à la peine capitale. Ce "fait divers" inspira de nombreux artistes, de Pierre Mignard avec son tableau Marguerite et ses amours à Barbey d'Aurevilly avec Une page d'histoire, en passant par Juliette Benzoni à la fin des années 1980 et sa série de romans intitulée La Florentine. Mais c'est entre les mains de Jean Gruault, scénariste de nombreux fondateurs de la Nouvelle Vague, dont Alain Resnais et François Truffaut, que naquit le scénario de Marguerite et Julien, destiné tout d'abord au réalisateur de Jules et Jim. Ce dernier décida finalement d'abandonner le projet, jugeant le sujet trop à la mode à l'aune des années 1970. Après avoir occupé les fonds de tiroir, il fut publié en 2011 et c'est ainsi qu'il tomba entre les mains de Valérie Donzelli, qui fit le choix d'en réaliser sa propre version.


Il est loin d'être anodin que le scénario fut tout d'abord destiné au réalisateur des Quatre cents coups ou du Dernier métro, puisqu'on retrouve cette inspiration et cette narration truffaldiennes dans le travail de l'artiste. La présence d'une voix-off nous livrant les détails de cette étrange histoire à la manière d'un conte lu à de jeunes filles pensionnaires appelées "les pucelles", l'art d'utiliser des fondus au noir comme si le spectateur se muait en discret observateur des péripéties amoureuses de ces deux jeune gens, ... autant d'éléments se référant à l'oeuvre de l'un de nos plus grands réalisateurs. L'esthétique volontairement vieillotte du film, à travers l'image pâle et granuleuse de Céline Bozon (directrice photo de Tirez la langue Mademoiselle et du désastreux Tip top), nous plonge dans l'étrange atmosphère du château des Ravalet et la noirceur du récit tel un clair-obscur au sein duquel se croisent les ambiances et les époques. L'art de Valérie Donzelli est de nous déconcerter à travers une incessante navigation entre la période moderne (au cours de laquelle se déroule le récit) et l'époque contemporaine, ou quand châteaux, tenues de princes et de princesses, chevaux rencontrent voitures, électricité et tourne-disques! On se demande certes l'intérêt d'une telle discontinuité chronologique et de l'usage d'anachronismes tirés par d'énormes ficelles, et pourtant, cela ne fait que contribuer à l'étrangeté de l'atmosphère et à l'absence de réelle direction dans le chemin qu'emprunte la réalisatrice. A la succession des époques se télescope une kyrielle de genres cinématographiques, d'un fil conducteur dramatique à une quête policière (la recherche active des pécheurs), en passant par des envolées lyriques et fantastiques, le tout accompagné d'un ton romanesque ouvertement assumé.


Marguerite et Julien est un conte-pop, ou plutôt un pop-conte, où les morceaux des Artwoods précèdent un classique dépassé, dans lequel la harpe devient star, dont les sonorités nous font immédiatement penser aux séries historiques de l'époque de nos parents, aux téléfilms mention séries B ambiance RTL TV des années 1970 ou, a contrario, au mythique et magique Peau d'âne de Jacques Demy. Et pourtant, c'est délicieusement romanesque, c'est bourré de charmantes imperfections, c'est audacieux, c'est une réelle prise de risques, c'est paradoxalement (et volontairement) démodé et sirupeux mais tellement contemporain et osé. Valérie Donzelli est une artiste qui s'assume en tant que telle, préférant nous conter une histoire plutôt que d'adopter des postures. Elle ne juge pas cette romance incestueuse à travers une vision manichéenne des injonctions sociétales: elle ne pose jamais de regard moralisateur, sans pour autant poser un regard approbateur sur l'épopée de Marguerite et Julien. Elle préfère conter cet amour impossible, cette sorte de Roméo et Juliette dans lequel Montaigu et Capulet sont les mêmes personnes, où nos deux héros voient leur attirance réciproque et indéniable réprouvée et condamnée par une société représentée par les injonctions mystiques de l'oncle abbé (excellent Sami Frey), dont les palabres se ponctuent de "Ils iront pourrir en enfer et vous aussi". Alors même que la société communautarisée du XVIe siècle évolue dans un royaume de France très récemment unifié, alors même que le poids des injonctions sociétales est écrasant (ce qu'il est beaucoup moins de nos jours dans la société française, bien qu'en subsistent de persistants relents), alors qu'une jeune fille de seize ans doit être mariée et enfanter lorsqu'elle est à peine pubère (le droit à l'instruction et à la culture lui étant bien évidemment déniés), alors que le jeune mâle se voit envoyé au collège et par monts et par vaux à travers l'Europe pour parfaire l'acquisition d'une culture générale (lui, on ne le réduit pas à une condition domestique bien sûr), cette désapprobation générale n'affaiblit pas l'amour que porte la famille envers ses propres enfants. Cet amour ne permet pas de naturaliser le reniement, certes momentané, auquel sont forcés de se livrer les parents lorsque la nourrice (trop rare Catherine Mouchet) se mue en complice de l'impossible love story alors que Marguerite se refuse toujours à "honorer" son ingrat et faible mari, fils d'une vipérine italienne incarnée avec élégance par Géraldine Chaplin.


La tension est palpable, croissante, au fur et à mesure qu'évolue la narration. Au départ, c'était juste la crainte de se faire choper par les parents et le personnel, dont le jugement ne pourrait aller que de pair avec la condamnation générale de la société quant à l'inceste. Puis, c'est l'angoisse de ne plus s'aimer (lorsque Julien et son frère partent au collège sur ordre de l'oncle qui perçoit déjà les prémices d'un amour dépassant les logiques de la filiation et considère Marguerite comme la pécheresse number one coupable de susciter l'émoi en l'esprit et le corps de son frère) et de ne plus se revoir, alors que Marguerite se voit contrainte au mariage forcé en guise de récusation de ses désirs et son inclination naturelle pour Julien. Enfin, c'est la peur de se faire arrêter par la police avant que, forcenés recherchés dans tout le royaume, sœur et frère, amants et futurs parents, n'aient été en mesure de traverser la Manche pour commencer une nouvelle vie telle un échappatoire à leur destin écrit de manière immuable et quitter des terres dans lesquelles leur relation incestueuse est proscrite par la loi et punie par la décapitation. Marguerite et Julien, c'est la mise en lumière de deux destins contrariés tels deux anonymes pour les enfants des XXe et XXIe siècles que nous sommes, à travers l'interprétation toute en justesse d'Anaïs Demoustier et la sobriété du jeu de Jérémie Elkaïm, muse pleine de grâce de notre réalisatrice. Les seconds rôles ne sont pas en reste, à l'instar des parents incarnés par le toujours excellent Frédéric Pierrot et la méconnue Aurélia Georges dans le rôle de la mère aimante, ô combien partagée entre sa réprobation de l'inceste, contiguë à celle de la société, et sa volonté de protéger ses enfants contre les attaques dont ils font l'objet.


A l'instar de sa distribution, c'est une oeuvre pleine de fraîcheur, complètement atypique, dont l'esthétique est à la fois dépassée et délectable, un enchantement naïf et séduisant passé au philtre de l'amour, suscitant émotion et effroi chez le spectateur alors qu'est éludé tout jugement de valeur et de morale quant à la convenance de cet amour incestueux. C'est imparfait, certes, mais les imperfections sont assumées. La trame scénaristique manque parfois de clarté et de profondeur. Contextualiser cet impossible récit romanesque dans la France profonde du XVIe siècle aurait été un moyen de consolider un apport historique nécessaire au film: pour comprendre la perception d'un fait social et sociétal, rien de tel que de le remettre en perspective avec son époque. De même, la photographie vieillotte et désuète à l'esthétique parfois téléfilm tend à déconcerter le spectateur, alors même que le grain de l'image apporte une plus-value indéniable au film. Ce dernier semble privilégier un travail assez bluffant de mise en scène au détriment d'une narration imparfaite, manquant parfois de profondeur et dénuée de réflexivité: Valérie Donzelli est indéniablement une véritable artiste, une réalisatrice de talent et d'audace, aux influences de la Nouvelle Vague. Aux scènes pop et oniriques rappelant Jacques Demy et les contes intemporels de notre enfance succèdent des plans d'intérêt inégal. Marguerite et Julien n'a pas vocation à être un chef d'oeuvre (La guerre est déclarée assume ce rôle à la perfection), mais comment rester insensible devant cette entreprise hasardeuse et téméraire, à l'atmosphère aussi intemporelle que celle des contes?

rem_coconuts
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le 2 déc. 2015

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