Mysterious Skin de Gregg Araki est un film en décalage. A l'image de son titre, il semble drapé du mauvais enrobage, confondant les tons et les formes pour une impression d'inquiétante étrangeté permanente bouleversant tant ses personnages que ses spectateurs. La prostitution d'un jeune garçon aux yeux d'azur se pare des virages d'un teen-movie bruyant ; la recherche des origines traumatiques d'un adolescent aux cheveux de blé s'habille d'une enquête science-fictionnelle ; ou l'immonde crime sur les enfants se voit flouté d'une ambiance rêveuse où la joie demeure, onirique et dérangeante, à l'image de ce générique de début : un ralenti accompagné d'une musique flottante se terminant sur le visage ravi d'un petit garçon qui subit pourtant la métaphore rebutante de ce que son bourreau va lui infliger.


Les personnages du film Mysterious Skin de Gregg Araki, Neil et Brian, sont en décalage. Pour se faire, le réalisateur les isole souvent dans le cadre. Face aux autres, ils restent privés de contact, l'un, Brian, parce qu'il se voit effrayé du moindre touché et n'effleure presque aucun autre, et l'autre, Neil, s'abandonnant au contraire dans une sexualité débordante et mutilatrice, mais paradoxalement, restant seul dans les plans, comme en dehors des actes qui le pénètrent. Cette proximité de la caméra face aux visages emprisonne à la fois les enfants et les adolescents mais aussi celui qui les a ruiné, comme un prédateur auquel il nous est impossible de nous soustraire. Mû par la bizarrerie, l'objectif de Gregg Araki se plaît aussi à se positionner en face même des personnages, un angle finalement peu habituel, qui coupe ici le chemin aux êtres, qui ne peuvent que butter inlassablement contre leur propre reflet. Mais ce reflet, ils cherchent à s'en détourner car, à proximité et parfaitement devant la lentille, Neil et Brian se retrouvent comme devant un miroir et ils ne s'autorisent aucun regard caméra, leurs pupilles sont toujours légèrement décalées, parce qu'ils sont tous deux incapables de reconnaître le traumatisme, incapables d'affronter l’écho honteux et déchiré de leurs âmes chiffonnées, incapables d'accepter la réalité en voyant leur vrai visage invisiblement stigmatisé par l'entraîneur de base-ball. Neil garde un souvenir tordu, peinant à voir le mal quand il se considérait comme privilégié ; Brian lui a préféré tout oublier, échafaudant dans ses nerfs agressés une histoire d'aliens l'ayant enlevé. Il préfère penser, pour se protéger, que c'était cela, son premier contact.


Mysterious Skin de Gregg Araki traite du sujet même du décalage : lorsque l'on subit l'horreur, lorsque notre peau est forcée malgré nous, lorsque s'impose à nos mémoires des actes que l'on n'a pas contrôlé. Comment accepter sur soi-même quelque chose que l'on n’a jamais voulu ? Comment accepter son épiderme, ses veines, ses muscles, ses os, sa moelle alors qu'ils se sont vu inoculés malgré nous par un autre ? Quand ces choses terribles arrivent, on a comme l'impression de quitter notre corps, parce que, si un autre peut le contrôler, est-il vraiment à nous ? Mais lorsqu'on essaie d'y revenir, on se sent trop petit dans une enveloppe trop grande et vide, hantant en spectre engourdi sa propre carcasse fissurée, sombre, transformée à vie désormais et ainsi, impossible à reconnaître. Dès lors, tout perd son sens et devient absurde. Neil sait-il réellement pourquoi il se noie dans le sexe ? Brian croit-il réellement en ces affabulations extraterrestres sans cohérence ? Les mots, les actes n'ont plus de substance. Les instants ne veulent plus rien dire. Le pire se dissout dans un discours impossible à retranscrire, fragmenté dans cette demeure sordide dans laquelle l'adulte a emmené les petits. Et, si on ne peut le formuler, l’effroi détourne le sens.


Une maison à la façade bleue envahit les enfants violets.


Mais dans Mysterious Skin de Gregg Araki, le décalage tend à s’amoindrir. Au fur et à mesure que le film avance, Brian et Neil sont autorisés à partager les plans avec d'autres. Neil reste lié à sa meilleure amie, pilier dans sa vie, qui sait tout et cherche à le sauver à la force de ses bras impuissants. Brian trouve en Eric un allié qui lui permet de frôler le monde réel, celui propre à son âge, bien ancré dans le sol quand lui suffoquait dans l'espace. Soudain, la forme revient en adéquation avec l'histoire, et un choc s'abat avec la violence d'un fouet sur le spectateur et écorche brutalement les personnages. La scène de viol de Neil, battu dans cette baignoire, frappe par sa brusque dureté car, enfin, le film traite comme doit être traitée cette sauvagerie insoutenable. Après, recroquevillé dans la salle de bain, le magnifique jeune homme comprend enfin. Pour la première fois, il saigne, comme si exultaient toutes les agressions qu'on lui avait infligé le rapprochant désormais de Brian qui lui, même s'il a tout oublié, conservait en éphémère cicatrice, une larme vermeille coulant de ses narines. A la fin, les deux traumatisés se rencontrent enfin et, sur le canapé ayant accueilli l'ignoble vice, les deux rouages abîmés arrivent à se lier. Brian se repose sur Neil, acceptant enfin à nouveau le touché, et alors qu'il sanglote, la caméra les filme en contre-plongée pour leur permettre de n'être qu'une seule forme, une croix. Cette forme sauvée le temps de quelques instants est autorisée, quelques secondes, à voler. Car ses deux hommes sont des anges, l'un étant un séraphin tristement cruel, maudit par son incroyable beauté et pauvre monstre beau, l'autre étant un chérubin cherchant désespéramment son innocence arrachée, enfantin et naïf, un saint défiguré.


Mais ils savent que cet envol ne durera pas. Ils savent que jamais ça n'ira mieux. Les médecins ont trouvé une formule pour cela. Mais quels mots peuvent englober une vie entière de peur, de douleur ? Une vie entière grimaçante, différente, en décalage ? Une vie entière à se haïr, à ne pas se retrouver en soi ? Une vie entière vêtu de cet accoutrement immuable, lacéré et étranger, perdu dans cette peau mystérieuse à laquelle on ne s'affilie pas ? Les mots, les justifications ne retrouveront jamais entièrement leur véritable sens.


Sein. Drôme. Deux. C’. Tresse. Poste. Trop. Ma. Tique.

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