Pour filer la métaphore d'il y a quelques jours dans la critique d'He Stands in a Desert Counting the Seconds of his Life, Mekas ressemble définitivement à du vin : ils se bonifient tous deux avec l'âge. Entre celui-ci et As I Was Moving Ahead, Occasionaly I Saw Brief Glimpses of Beauty — tous les deux tardifs —, on touche selon moi à l'équilibre parfait d'un Mekas, équilibre sûrement trouvé au fil des années, acquis par l'accumulation d'expériences de montages. Les derniers films de cette longue filmographie aux allures de journal possèdent une nostalgie, une tristesse douce très particulière, car ayant le recul nécessaire.


On a laissé trop longtemps Mekas en vie. Il a eu le temps de voir tous ses ami·e·s se marier et mourir. Ainsi emprunt de solitude, pour se sentir vivant, pour combattre la mort de ces images qui s'effacent littéralement, le voilà montant un film de plus pour nous rappeler qu'il ne s'agit pas pour lui de retrouver le temps perdu, mais d'essayer encore et toujours d'être connecté au monde comme il pouvait l'être enfant, de rentrer dans un état d'hyper-sensibilité pouvant se souvenir et décrire tous les détails d'une journée vécue puisqu'il a pu les filmer, sentir qu'il fallait les filmer à ce moment-là ; enregistrer des images de la réalité.


En mettant toutefois de côté la bande image, le seul bémol d'Outtakes From the Life of a Happy Man c'est la musique qui occupe une bonne partie de la bande son. Mekas en fait un usage assez facile, presque clipesque, qui permet de remplir les séquences et de révéler un ton mélancolique que certaines images n'avaient peut-être pas d'elles-mêmes, ou en tout cas pas à ce degré-là. Cependant, en en répétant seulement quatre, une boucle temporelle typiquement mélancolique se crée, où l'on entend les mêmes sons, s'attachant à eux, y mettant de l'affect, attendant leur retour, comme par nostalgie ; un usage confirmé lorsque l'on sait que l'une des musiques fut composée pour le mariage de Mekas, en 1974.


En quelque sorte, c'est même un peu ce qui se passe à l'écran, puisque Mekas nous ment : une partie des images que l'on voit proviennent de précédents films et ne sont pas « du matériau qui n’a pas trouvé sa place dans mes films » comme il le dit pour présenter le projet. En moins d'une heure, on se rappelle donc des sons qui tournent en boucle, comme on se rappelle des images vues dans d'autres films — pour peu que l'on connaisse le cinéma de Mekas —, nous mettant ainsi dans la même posture que le cinéaste se retournant pour contempler le passé, ce qui revient toujours, indéfiniment.


Finalement, ce qui fait un bon Mekas, c'est cet équilibre trouvé peut-être plus tardivement que je ne l'aurai cru en débutant ce cycle, et la confiance qu'il aura acquis à cet âge dans l'amalgame d'images sans repères si ce n'est poétiques, beaucoup plus que dans les films des années 60, 70 et 80. Ici, il y a moins l'idée d'un chapitrage par intertitres, par bobines ou par indications spatio-temporelles écrites à l'écran. Il s'agit plutôt d'un ordre hasardeux, ou plutôt à l'apparence hasardeuse. Certaines coupes sont pensées, d'autres s'avèrent beaucoup plus instinctives, et entre les deux tout un spectre de montage (in)conscient.


Ce qu'il y a de bien dans cette méthode, c'est qu'elle nous plonge dans l'enquête, nous met à l'affût : étant donné que chaque collure entre deux plans peut s'avérer consciente, avoir quelque chose à dire, relier deux choses lointaines pour leur trouver un lien, s'exprimer autrement qu'avec des mots, et si c'était le cas de celle-là, de cette coupe ou bien de celle-ci ; la recherche commence, le public est dans le film, aux côtés de Mekas et de ses images, l'un proche de son lit de mort, les autres ressuscitées.

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