La Palme d'or semble cette année faire l'unanimité, rien de snob ici ou d'élitiste, et pour cause il y a une sorte de virtuosité dans ce film qui manie les genres, les ambiances et les rythmes avec une rare efficacité, une perfection toute asiatique. Il faut dire que Bong Joon-Ho est un habitué, The Host explorait le fantastique, Memories of Murder le thriller, SnowPiercer, la science fiction et c'est ce dernier film d'ailleurs qui fait écho à Parasite puisqu'il présentait un train où les gens sont répartis par wagon selon leur classe sociale, une hiérarchie toute horizontale.


Ici, le rapport de classe se fait plus classiquement par la verticalité. La famille pauvre, sans nom, anonyme, vit dans les bas fonds de Séoul. La famille riche, les Park, domine depuis les collines. (c'est moi où c'est filmé dans la même rue que l'excellent The Chaser ?) Une séquence, dans un des moments les plus forts du film, montre ces strates, ces piles d'habitations, sous une pluie battante, on descend des escaliers, des routes, des tunnels, jusqu'à retrouver le minuscule appartement de la famille pauvre, à hauteur d'égout (comment ne pas songer à ceux plus glauques encore de The Host?) et d'ailleurs inondé par le trop plein d'eau qui se déverse sans discontinuer. Le cloaque, au propre comme au figuré. Les pauvres nés dans le ruisseau, c'est la faute à Rousseau. Avec cet écoulement du haut vers le bas on croirait voir le fameux "ruissellement" dirait certains, sauf que le ruissellement il fait déborder les chiottes et fout la merde partout. Stratigraphie urbaine, spéléologie sociale.


Le propos politique est simple, aussi efficace que la lutte des classes, mais plus désespéré et cynique que les marxistes. La révolution tant attendue du prolétariat, dans la Corée infernale de Bong Joon-Ho, n'est pas pour demain. La fable du réalisateur coréen est teintée d'humour noir.


Mais si le message politique est désespéré, le film ne l'est pas. Il est drôle, mordant et même poétique par instants. Parasite c'est une allusion aux cafards qui envahissent le logement des pauvres, mais aussi aux pauvres eux-mêmes, "aux odeurs de métro" remarquent les riches qui vivent aux dépends des riches. Le parasite n'est plus celui de The Host, mutant issu des produits chimiques déversés dans un fleuve, mais l'homme lui-même. En effet, par un hasard de circonstance, le jeune Ki-Taek, le fils de la famille, remplace un ami de la faculté pour donner des cours d'anglais dans une riche famille coréenne. De fils en aiguilles il va introduire chez eux toute sa famille : la prof d'art, sa soeur, pour le fils capricieux que ses parents couvent à l'excès, le chauffeur pour le père, la gouvernante pour remplacer la mère dans ses tâches ménagères.


Pour cela, il faudra mettre à la porte les anciens domestiques. Sans pitié, la famille de pauvre s'invite chez celle des riches, dans une magnifique demeure. Des parasites, des cafards, qui épousètent l'endroit propret et élégant pour quitter les cafards qui cohabitent avec eux dans leur trou à rats des bas fonds de Séoul. Plusieurs fois, ils prennent le risque de se faire prendre dans leur combine car bien évidemment, ils jouent chacun un rôle, mentant sur leur pedigree et leurs relations. Tout devient compliqué un soir où l'ancienne gouvernante réapparaît alors que les Park sont absents et que toute la famille se saoule à grand renfort de whisky dans l'immense salon. La violence sociale, jusqu'à là contenue par les rapports sociaux, hiérarchiques va éclater au grand jour, littéralement. La maison elle-même montre la même verticalité des rapports sociaux. On passe du salon, à la cave, et au cachot.


S'en suit alors un second film, où les situations les plus burlesques et théâtrales s'enchaînent. La narration se découd, après une ascension sociale fulgurante et une structure narrative très construite. Les situations ne cessent de surprendre, le film bascule dans le thriller, le suspens devient intenable et même le sang s'invite, du coq à l'âne d'une scène à l'autre. De la comédie glaçante, de la fable sociale, à l'horreur, au quasi fantastique en un éclair, littéralement. Comme dit le père de la famille pauvre : pourquoi faire des plans quand la vie est si surprenante ?


On reconnait bien là une âme toute coréenne au film - et de son réalisateur qui aime les imprévus, avec une narration loin de la construction des récits occidentaux. Il y a toujours une bizarrerie, un petit détail qui cloche, quelque chose de fantasque dans un monde propret. Ici, c'est une ampoule, qui semble dijompter et qui en fait sert à faire passer des messages en morse. Et derrière cet aspect fantastique, presque poétique, la violence, crue, le gore, dans une séquence en apothéose cathartique où la violence sociale s'exprime sans ambages.


Même la fin est surprenante. Bong Joon-Ho est d'une ironie suprême. Alors qu'il fait croire à une résolution heureuse, il prend de court le spectateur et le désespère par un plan final amer. Le désespoir côtoie le rire, allègrement, le riche côtoie le pauvre, allègrement.


La réalisation elle aussi varie. Elle dresse un portrait social, reprend les codes de la comédie sociale puis, au détour d'une séquence la caméra devient inquiétante. Bong Joon-Ho ajoutent même quelques jump-scare, histoire de maintenir éveillé le spectateur, comme dans une séquence en voiture où un camion déboule juste devant le chauffeur en un instant. Le film est fait de ça, d'une myriade de petites choses qui forment un tout, d'infimes détails, d'infimes variations, digressions qui en font tout le charme. Il se passe toujours quelque chose même en arrière plan. C'est typique des civilisations coréennes et japonaises où l'art réside dans le détail. Car le film est presque minimaliste, deux lieux principaux à la symbolique forte et quelques prises extérieures avec par moments des mouvements de caméra et des plans fabuleux. On est pas loin du huis-clos théâtral mais avec un réalisateur qui s'amuserait à briser tous les murs et à détourner tous les usages. Le réalisateur coréen excelle dans ce domaine. Il reprend toutes les recettes qui font son style, à commencer par des acteurs qui lui sont chers (Song Kang-Ho) et les poussent à la perfection.


Le portrait social, s'il peut presque céder à une forme de caricature, est sans cesse sauvé par des cabrioles incroyables et des rebondissements imprévus dans cette maison magnifique aux allures de prison policée. Plus encore, lorsque la famille pauvre se rend compte qu'elle a pris la place d'autres pauvres, elle refuse de perdre son privilège et se montre d'une brutalité incroyable, et alors le film devient moins manichéen et bien plus subtil. Les dialogues et les situations loufoques pourraient gâcher le propos politique s'ils n'étaient pas rehaussés par ce panache incroyable. On craint pour les personnages, on aurait presque peur dans une comédie sociale, c'est toute la force du film. On ne sait pas toujours où on se trouve, ni à quel genre de film on a à faire, si ce n'est un grand film. Là où Zola traiterait le sujet en bon occidental dans un style naturaliste, ultra réaliste, le cinéaste coréen préfère flirter avec l'irréel et le burlesque pour mieux servir son propos. Comme dans Memories of Murder, The Host, Snowpiercer, la pauvreté, la misère occupe, comme un fil rouge, une place prépondérante dans le cinéma du coréen, mais toujours avec cette touche de fantaisie.


Les Ghettos du Gotha, comme le livre du couple de sociologues Pinçon-Charlot, ce film les décrit si bien. Le Pinçon-Charlot illustré, moins pince sans rires et plus charlot.

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le 9 juin 2019

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Tom_Ab

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