Genre majeur du grand Hollywood, le mélodrame a moins bonne presse aujourd’hui, même si régulièrement certains cinéastes tentent de lui redonner de vives couleurs. On peut citer en ce sens, à une époque bien plus moderne que celle des Sirk et autres Minnelli, les propositions plus que réussies faites par Wong Kar-wai avec In the mood for love, James Gray avec Two Lovers, ou encore Kenneth Lonergan avec un Manchester by the Sea dont la fragile beauté semble être reprise par Celine Song pour son premier film : Past Lives – Nos Vies D’Avant prend le parti de la sobriété stylique et de la retenue émotionnelle pour évoquer l’amour impossible par le biais de la résilience, en s’emparant du concept coréen du « inyeon », c’est-à-dire le destin sur lequel on ne peut agir, et qui est en lien avec nos vies antérieures.

Un plan, d’ailleurs, vient expliciter le positionnement de Celine Song avec ce film : c’est celui repris par l’affiche, où l’on passe du manège de l’enfance, baignée d’une douce lumière nostalgique, à une vision de New York désenchantée ou réaliste dans laquelle l’adulte est appelé à évoluer. Deux mondes, deux temporalités, que vont venir incarner les deux hommes de la vie de Nora : Hae Sung, l’amour idéalisé car lié à l’enfance, et son mari Arthur qui porte le visage d’un amour mature. Un triangle amoureux dont la particularité est d’être sans conflit, évoluant loin des sentiers balisés de l’adultère et de la jalousie (ce que la formidable séquence de confessions nocturnes du mari suggère dans une sorte de mise en abyme), permettant à Celine Song de porter son regard sur ces identités partagées, culturellement déracinée, et de questionner à travers ces dernières le sentiment moderne : qu’en est-il de l’amour à une époque où les illusions ont été englouties depuis longtemps par un monde toujours plus cynique et globalisé.

La promesse de la pureté existe à travers le concept du « inyeon », cette douce idée que des sentiments partagés par deux personnes peuvent survivre à tout, au passage du temps comme à l’éloignement géographique. Une promesse que Past Lives interroge par les retrouvailles entre Nora et Hae Sung : si l’attraction est évidente, elle existe surtout en évitant d’être concrétisée et de s’abimer à l’épreuve du réel. La tragédie romantique se lit alors d’une manière distanciée, réaliste pourrait-on dire, en étant conscient que les sentiments mélancoliques fleurissent d’un rêve impossible, celui de retrouver sa jeunesse et l’innocence de cette époque.

Cette résilience amoureuse, évoluant entre le tourment des non-dits et le deuil de ce qui aurait pu être, s’écrit à l’écran avec une remarquable économie de moyens : quelques ellipses, une construction tripartite suffisamment efficace pour faire progresser l’intrigue, et un sens de l’image qui sait être élégant (les panoramas urbains nocturnes, le crépuscule citant Autant en emporte le vent) et efficient dans sa capacité à traduire la tension amoureuse (les mains qui s’effleurent pendant que les visages sont enfermés par une série de hublots).

Le film s'emploie à creuser son propos en abordant tout ce qu’on laisse derrière soi au gré des soubresauts de l’existence (un pays, une culture, des amis, des amants...), et qui constitue pourtant notre identité, la rendant riche et complexe. Une identité dont certaines parties demeurent inaccessibles à autrui, même pour le compagnon de longue date : c'est ce que perçoit Arthur lorsqu’il constate que son épouse rêve en coréen et a été amoureuse d’un Coréen : c’est une version de son épouse qu’il n’a pas connue, une vie passée qu’il convient de respecter pour vivre un présent apaisé.

Des réflexions passionnantes, compréhensibles à travers le scénario, mais qui peinent à prendre l’ampleur souhaitée : la vie de Nora est bien trop sommairement esquissée (vie familiale, professionnelle, etc.) pour espérer avoir un dilemme bien plus tangible et un propos qui gagne en profondeur. De même la mise en scène, à trop vouloir être signifiante, finit par être schématique et bien trop explicative avec ces flash-backs où l’on insiste sur les jeux enfantins et sur ces escaliers qui se séparent lorsque Nora et Hae Sung étaient enfants. Un manque de densité que vient pallier fort heureusement la prestation sans failles des interprètes principaux : Greta Lee et Yoo Teo brillent par leur capacité à transmettre les non-dits, tandis que John Magaro façonne subtilement la figure de l’empathie... des performances remarquables qui font preuve de suffisamment de sensibilité pour doter le film d’une dimension humaine particulièrement touchante.

Procol-Harum
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le 17 déc. 2023

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